Les ascètes et mystiques de l’islam ont souvent considéré le voyage (alsafar) ou la pérégrination (al-siyâha), comme une méthode spirituelle à part entière. Mais il faut d’abord s’interroger sur leur légitimité d’un point de vue religieux : ces méthodes spirituelles bénéficient-elles d’appuis scripturaires ? La siyâha possède en effet quelques fondements coraniques. Ainsi, en 9 : 112 : « Heureux les repentants, les adorateurs, ceux qui proclament Sa louange, ceux qui pérégrinent… ». Le verset 66 : 5 concerne, lui, la femme. Dans les deux occurrences, le participe actif (sâ’ihûn,et sâ’ihât) est souvent compris par les exégètes comme « ceux [ou celles] qui jeûnent ». Dans les deux cas également, il s’agit de dévots et de dévotes renonçant au monde, « errant pour répandre le nom de Dieu [1] ». A l’évidence, le jeûne peut être vécu comme un voyage intérieur, et l’on peut remarquer que l’un et l’autre sont associés dans le Coran (en 2 : 184-5).
Le soufi Ibn ‘Arabî (m. 1240) commente ainsi cette analogie : de même que le jeûne n’appartient pas à l’homme mais à Dieu, le voyageur s’aperçoit que ses oeuvres ne lui appartiennent pas et que Dieu agit par lui [2]. Dans la Tradition (Sunna) du prophète Muhammad, la siyâha est évoquée, mais il est difficile de savoir quel sens lui donnait le Prophète dans le contexte de l’époque. Toujours est-il que Muhammad définit la pérégrination tantôt comme « le jihâd dans le chemin de Dieu », tantôt comme le Pèlerinage canonique (hajj), ou le petit pèlerinage (‘umra), tous eux à La Mecque. On retrouve toutefois dans l’une et l’autre acception l’idée de cheminement, de déplacement. Le proche compagnon et ami de Muhammad, Abû Bakr, disait : « Je veux parcourir le monde et servir mon Dieu [3] ».
Dans l’enseignement islamique, l’idée du voyage, de la mobilité, est omniprésente. C’est d’abord le modèle de la hijra, « émigration » du Prophète et de ses compagnons de La Mecque vers Médine, déplacement physique et spirituel constitutif de l’identité musulmane. D’une façon générale, il revient à l’homo islamicus de chercher les signes de Dieu sur terre, comme y engage avec insistance le Coran, notamment en 7 : 185 : « «Que ne portent-ils leurs regards sur le royaume intérieur (malakût) des cieux et de la terre et vers toutes les choses merveilleuses que Dieu a crées! ». Pour Ibn ‘Arabî, la méditation sur ces signes conduit l’homme vers leur signification intérieure [4]. Dans la civilisation islamique classique en particulier, le musulman était souvent un grand voyageur, car il était toujours, de façon idéale, « en quête de la science » (fî talab al-‘ilm). Dès les origines, il y a eu débat dans les milieux soufis : vaut-il mieux chercher Dieu sur place, sans bouger, dans l’élan du voyage intérieur, ou au contraire, comme le dit Ibn ‘Arabî (m. 1240), « parcourir la terre pour pratiquer la méditation et se rapprocher de Dieu [5] » ?
Evoquant les « statuts du voyage » chez les soufis, un des auteurs de grands manuels de soufisme, al-Qushayrî (m. 1072), précise que l’avis prédominant va vers la précellence du voyage, lequel est surtout recommandé aux novices. L’auteur penche pour cet avis, mais il met immédiatement en garde contre une pratique mécanique, formelle, de la pérégrination : beaucoup voyagent par le corps, et peu par le cœur [6]. Ainsi, la pérégrination est purification ; c’est la via purgativa. Elle permet de rompre les attaches avec le monde, de se dépouiller, et notons que le terme hijra, qui désigne « l’Hégire » du Prophète, a également le sens fondamental de « rompre une association avec quelqu’un » ou « éviter une association » (cf. par exemple Coran 73 : 10).
La hijra du Prophète doit donc être comprise comme une « rupture » consciente et organisée d’avec son entourage mecquois qui persécutait la jeune communauté musulmane. En outre, ajoute al-Qusahyrî, la pérégrination développe en l’homme la vertu coranique du tawakkul, de la confiance en la providence divine. Le pérégrin, en effet, est supposé se déplacer sans viatique, sans ressource fixe et sans nourriture assurée...[7]. Travaillant sur l’étymologie du terme safar, les soufis nous disent que le voyage est un révélateur de l’état intérieur de la personne : il est appelé ainsi parce qu’il « dévoile » (yusfiru) les caractères des hommes [8]. L’un de ces fruits est d’élargir la conscience humaine. « Les pérégrinations spirituelles, explique le soufi marocain Ibn ‘Ajîba (m. 1809), sont indispensables au faqîr qui débute dans la voie. Le voyage dévoile les défauts et purifie les âmes et les cœurs ; il élargit le caractère et, grâce à lui, la connaissance du Roi et Créateur suprême gagne en ampleur… On a dit que le faqîr est comme l’eau : s’il séjourne trop longtemps à la même place, il s’altère et devient putride… [9] ». Ce dernier adage circule très souvent dans la littérature soufie.
Sur un plan plus métaphysique, les soufis postulent que toute créature chemine, qu’elle en soit consciente ou non. Ibn ‘Arabî affirme de ce fait que la pérégrination terrestre permet de participer consciemment au « voyage universel sans fin ni dans ce monde ni dans l’autre et à tous les degrés de l’Être [10] ». Il prévient en effet : «Tu es à jamais voyageur, de même que tu ne peux t’établir nulle part [11] ». Le voyage n’a pas de fin, car son but est infini ; de la sorte, on ne dépasse jamais une station sans qu’en apparaisse aussitôt une autre… [12]. En définitive, c’est tout le cosmos qui est voué à un voyage perpétuel. La course des astres, la rotation des sphères célestes, la trajectoire qui, depuis la semence paternelle, fait parcourir à l’homme les quatre saisons de la vie puis les étapes de sa destinée posthume sont, parmi d’autres, des figures de ce mouvement perpétuel des réalités cosmiques.
Le soufi Ibn ‘Arabî (m. 1240) commente ainsi cette analogie : de même que le jeûne n’appartient pas à l’homme mais à Dieu, le voyageur s’aperçoit que ses oeuvres ne lui appartiennent pas et que Dieu agit par lui [2]. Dans la Tradition (Sunna) du prophète Muhammad, la siyâha est évoquée, mais il est difficile de savoir quel sens lui donnait le Prophète dans le contexte de l’époque. Toujours est-il que Muhammad définit la pérégrination tantôt comme « le jihâd dans le chemin de Dieu », tantôt comme le Pèlerinage canonique (hajj), ou le petit pèlerinage (‘umra), tous eux à La Mecque. On retrouve toutefois dans l’une et l’autre acception l’idée de cheminement, de déplacement. Le proche compagnon et ami de Muhammad, Abû Bakr, disait : « Je veux parcourir le monde et servir mon Dieu [3] ».
Dans l’enseignement islamique, l’idée du voyage, de la mobilité, est omniprésente. C’est d’abord le modèle de la hijra, « émigration » du Prophète et de ses compagnons de La Mecque vers Médine, déplacement physique et spirituel constitutif de l’identité musulmane. D’une façon générale, il revient à l’homo islamicus de chercher les signes de Dieu sur terre, comme y engage avec insistance le Coran, notamment en 7 : 185 : « «Que ne portent-ils leurs regards sur le royaume intérieur (malakût) des cieux et de la terre et vers toutes les choses merveilleuses que Dieu a crées! ». Pour Ibn ‘Arabî, la méditation sur ces signes conduit l’homme vers leur signification intérieure [4]. Dans la civilisation islamique classique en particulier, le musulman était souvent un grand voyageur, car il était toujours, de façon idéale, « en quête de la science » (fî talab al-‘ilm). Dès les origines, il y a eu débat dans les milieux soufis : vaut-il mieux chercher Dieu sur place, sans bouger, dans l’élan du voyage intérieur, ou au contraire, comme le dit Ibn ‘Arabî (m. 1240), « parcourir la terre pour pratiquer la méditation et se rapprocher de Dieu [5] » ?
Evoquant les « statuts du voyage » chez les soufis, un des auteurs de grands manuels de soufisme, al-Qushayrî (m. 1072), précise que l’avis prédominant va vers la précellence du voyage, lequel est surtout recommandé aux novices. L’auteur penche pour cet avis, mais il met immédiatement en garde contre une pratique mécanique, formelle, de la pérégrination : beaucoup voyagent par le corps, et peu par le cœur [6]. Ainsi, la pérégrination est purification ; c’est la via purgativa. Elle permet de rompre les attaches avec le monde, de se dépouiller, et notons que le terme hijra, qui désigne « l’Hégire » du Prophète, a également le sens fondamental de « rompre une association avec quelqu’un » ou « éviter une association » (cf. par exemple Coran 73 : 10).
La hijra du Prophète doit donc être comprise comme une « rupture » consciente et organisée d’avec son entourage mecquois qui persécutait la jeune communauté musulmane. En outre, ajoute al-Qusahyrî, la pérégrination développe en l’homme la vertu coranique du tawakkul, de la confiance en la providence divine. Le pérégrin, en effet, est supposé se déplacer sans viatique, sans ressource fixe et sans nourriture assurée...[7]. Travaillant sur l’étymologie du terme safar, les soufis nous disent que le voyage est un révélateur de l’état intérieur de la personne : il est appelé ainsi parce qu’il « dévoile » (yusfiru) les caractères des hommes [8]. L’un de ces fruits est d’élargir la conscience humaine. « Les pérégrinations spirituelles, explique le soufi marocain Ibn ‘Ajîba (m. 1809), sont indispensables au faqîr qui débute dans la voie. Le voyage dévoile les défauts et purifie les âmes et les cœurs ; il élargit le caractère et, grâce à lui, la connaissance du Roi et Créateur suprême gagne en ampleur… On a dit que le faqîr est comme l’eau : s’il séjourne trop longtemps à la même place, il s’altère et devient putride… [9] ». Ce dernier adage circule très souvent dans la littérature soufie.
Sur un plan plus métaphysique, les soufis postulent que toute créature chemine, qu’elle en soit consciente ou non. Ibn ‘Arabî affirme de ce fait que la pérégrination terrestre permet de participer consciemment au « voyage universel sans fin ni dans ce monde ni dans l’autre et à tous les degrés de l’Être [10] ». Il prévient en effet : «Tu es à jamais voyageur, de même que tu ne peux t’établir nulle part [11] ». Le voyage n’a pas de fin, car son but est infini ; de la sorte, on ne dépasse jamais une station sans qu’en apparaisse aussitôt une autre… [12]. En définitive, c’est tout le cosmos qui est voué à un voyage perpétuel. La course des astres, la rotation des sphères célestes, la trajectoire qui, depuis la semence paternelle, fait parcourir à l’homme les quatre saisons de la vie puis les étapes de sa destinée posthume sont, parmi d’autres, des figures de ce mouvement perpétuel des réalités cosmiques.
Les modalités de la pérégrination
Le modèle des pérégrins musulmans, de ceux qui pratiquent la « tribulation » par vœu de pauvreté, est sans conteste Jésus, surtout au cours des premiers siècles de l’islam. Il est le « saint patron de l’ascétisme musulman [13] ». Les premiers ascètes (zuhhâd) ont probablement été influencés par les moines et les ermites chrétiens du Proche-Orient. Par la suite, nombre d’autorités de l’islam et du soufisme ont avoué leur vénération pour Jésus. La littérature soufie cite abondamment les propos du Christ, très souvent dans le sens de l’abandon des attachements matériels.
La pérégrination, nous l’avons vu, est souvent pratiquée aux débuts de la Voie initiatique. Elle fait partie de la mise à l’épreuve, traditionnelle dans le soufisme, du novice. En effet, errer seul, de nuit, dans les lieux déserts, dans les cimetières, ou sans viatique assuré, réclamait une aspiration spirituelle (himma) sans faille. Le soufi irakien Ruwaym (IXe siècle) définit par ces métaphores l’attitude intérieure à adopter : « Il ne convient pas que la préoccupation [de la subsistance, de ce qui va lui advenir…] dépasse le pied du pérégrin, et là où son cœur lui enjoint de s’arrêter sera sa maison [14] ». Un autre soufi ancien, Muhammad al-Kattânî, enjoint de même à ses disciples d’être chaque nuit l’hôte d’une nouvelle mosquée, et de ne mourir qu’entre deux demeures [15].
De façon concrète, celui qui partait en pérégrination observait certaines règles. Il ne le faisait qu'après avoir obtenu l'agrément de son maître. Il se devait d’effectuer chaque pas en gardant conscience de Dieu : « Et les serviteurs du Miséricordieux, ceux qui marchent humblement sur la terre et qui, lorsque les ignorants leur adressent la parole, leur répondent ‘‘Paix’’ » (Coran 25 : 63). Il emportait avec lui un petit récipient pour faire ses ablutions. Lorsqu'il arrivait dans une localité où se trouvait une zâwiya (centre de soufis), il devait rendre visite à son cheikh. En entrant, il ôtait d'abord sa chaussure droite (en sortant, il mettait d'abord la gauche), se lavait les pieds, et accomplissait une prière de salutation, etc.
Les plus grands saints de l’islam se sont adonnés à la pérégrination initiatique. A titre d’exemple, ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1166), le maître éponyme de la Qâdiriyya, s'est retiré dans le désert irakien une vingtaine d'années pendant lesquelles il a mené une vie d'ascèse ; puis il est revenu parmi les hommes, à Bagdad, où ses sermons lui ont attiré de nombreux auditeurs. De son côté, le jeune Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258), originaire du Nord marocain, est d’abord parti en quête du « Pôle de son temps » : c'est en Irakqu'un cheikh lui confia que le Pôle se trouvait chez lui, au Maroc. Il le trouva en la personne de ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh (m. 1228), qui l’envoya bientôt vivre en ermite dans les montagnes avoisinant le bourg de Shâdhila (entre Tunis et Kairouan). À l'issue de cette retraite, il « revint » (al-rujû, qui est un terme technique du soufisme) auprès des hommes à Tunis, où il s'attacha de nombreux disciples, avant de répandre plus amplement sa voie à partir de l’Egypte.
Plustard, l’un des grands rénovateurs de la voie d’al-Shâdhilî, le cheikh al-‘Arabî al-Darqâwî (m. 1823) fonda son enseignement sur des pratiques extérieures visibles, comme le port de la muraqqa‘a, de gros chapelets autour du cou, la marche pieds nus, la mendicité (su´âl), mais aussi sur des pratiques qui échappent au regard du commun des mortels, telles que l'invocation (dhikr), l'exhortation mutuelle (mudhâkara), le jeûne, l'isolement (‘uzla), la retraite (khalwa), le silence et la danse extatique (‘imâra). L'objectif de ces pratiques est explicitement la purification du coeur et la mort de l'ego. Notons que la mendicité, par ailleurs souvent réprouvée par les maîtres soufis, se pratiquait par souci d’humilité et de dépouillement. Les « pauvres en Dieu » (fuqarâ’) de l’islam évoquent, à ce titre, les frères des ordres mendiants de l’Europe médiévale.
Les ordres de derviches errants se sont maintenus au moins jusqu’au XIXe siècle, comme en témoigne, dans les montagnes du Rif marocain, « Sîdi Hedda et les Heddâwa » [16]. A l’époque contemporaine, les disciples de la tarîqa ‘Alâwiyya (Maghreb, Europe) s’adonnent toujours à ce qu’ils nomment bien la siyâha, mais celle-ci, d’évidence, ne se fait plus à pieds, mais en voiture, en car, en avion, car les distances sont grandes dans le cadre de ce soufisme mondialisé. Toutefois, à en croire les déclarations des adeptes, l’esprit reste le même…
La pérégrination, nous l’avons vu, est souvent pratiquée aux débuts de la Voie initiatique. Elle fait partie de la mise à l’épreuve, traditionnelle dans le soufisme, du novice. En effet, errer seul, de nuit, dans les lieux déserts, dans les cimetières, ou sans viatique assuré, réclamait une aspiration spirituelle (himma) sans faille. Le soufi irakien Ruwaym (IXe siècle) définit par ces métaphores l’attitude intérieure à adopter : « Il ne convient pas que la préoccupation [de la subsistance, de ce qui va lui advenir…] dépasse le pied du pérégrin, et là où son cœur lui enjoint de s’arrêter sera sa maison [14] ». Un autre soufi ancien, Muhammad al-Kattânî, enjoint de même à ses disciples d’être chaque nuit l’hôte d’une nouvelle mosquée, et de ne mourir qu’entre deux demeures [15].
De façon concrète, celui qui partait en pérégrination observait certaines règles. Il ne le faisait qu'après avoir obtenu l'agrément de son maître. Il se devait d’effectuer chaque pas en gardant conscience de Dieu : « Et les serviteurs du Miséricordieux, ceux qui marchent humblement sur la terre et qui, lorsque les ignorants leur adressent la parole, leur répondent ‘‘Paix’’ » (Coran 25 : 63). Il emportait avec lui un petit récipient pour faire ses ablutions. Lorsqu'il arrivait dans une localité où se trouvait une zâwiya (centre de soufis), il devait rendre visite à son cheikh. En entrant, il ôtait d'abord sa chaussure droite (en sortant, il mettait d'abord la gauche), se lavait les pieds, et accomplissait une prière de salutation, etc.
Les plus grands saints de l’islam se sont adonnés à la pérégrination initiatique. A titre d’exemple, ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1166), le maître éponyme de la Qâdiriyya, s'est retiré dans le désert irakien une vingtaine d'années pendant lesquelles il a mené une vie d'ascèse ; puis il est revenu parmi les hommes, à Bagdad, où ses sermons lui ont attiré de nombreux auditeurs. De son côté, le jeune Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258), originaire du Nord marocain, est d’abord parti en quête du « Pôle de son temps » : c'est en Irakqu'un cheikh lui confia que le Pôle se trouvait chez lui, au Maroc. Il le trouva en la personne de ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh (m. 1228), qui l’envoya bientôt vivre en ermite dans les montagnes avoisinant le bourg de Shâdhila (entre Tunis et Kairouan). À l'issue de cette retraite, il « revint » (al-rujû, qui est un terme technique du soufisme) auprès des hommes à Tunis, où il s'attacha de nombreux disciples, avant de répandre plus amplement sa voie à partir de l’Egypte.
Plustard, l’un des grands rénovateurs de la voie d’al-Shâdhilî, le cheikh al-‘Arabî al-Darqâwî (m. 1823) fonda son enseignement sur des pratiques extérieures visibles, comme le port de la muraqqa‘a, de gros chapelets autour du cou, la marche pieds nus, la mendicité (su´âl), mais aussi sur des pratiques qui échappent au regard du commun des mortels, telles que l'invocation (dhikr), l'exhortation mutuelle (mudhâkara), le jeûne, l'isolement (‘uzla), la retraite (khalwa), le silence et la danse extatique (‘imâra). L'objectif de ces pratiques est explicitement la purification du coeur et la mort de l'ego. Notons que la mendicité, par ailleurs souvent réprouvée par les maîtres soufis, se pratiquait par souci d’humilité et de dépouillement. Les « pauvres en Dieu » (fuqarâ’) de l’islam évoquent, à ce titre, les frères des ordres mendiants de l’Europe médiévale.
Les ordres de derviches errants se sont maintenus au moins jusqu’au XIXe siècle, comme en témoigne, dans les montagnes du Rif marocain, « Sîdi Hedda et les Heddâwa » [16]. A l’époque contemporaine, les disciples de la tarîqa ‘Alâwiyya (Maghreb, Europe) s’adonnent toujours à ce qu’ils nomment bien la siyâha, mais celle-ci, d’évidence, ne se fait plus à pieds, mais en voiture, en car, en avion, car les distances sont grandes dans le cadre de ce soufisme mondialisé. Toutefois, à en croire les déclarations des adeptes, l’esprit reste le même…
Les opposants à la pérégrination au sein du soufisme
J’ai dit au début de ce texte que les avis étaient partagés en milieu soufi quant à la pertinence spirituelle de la pérégrination. Il nous faut maintenant écouter l’autre position, celle de ceux qui déconseillent la siyâha, voire s’y opposent. C’est ici l’occasion de souligner que le soufisme est un monde pluriel et fluide, où l’on rencontre des positions et des comportements
très contrastés [17]. Beaucoup de maîtres dénoncent l’inutilité du voyage physique. A quelqu’un qui le questionnait sur ses voyages, ajoutant « l’eau stagnante finit par se putréfier », un soufi répondit : « Sois un océan, tu ne pourriras pas ! [18] ». On demanda au grand Junayd (m. 911) comment il avait obtenu la réalisation spirituelle (tahqîq) : « En restant en présence de Dieu, répondit-il, pendant trente ans sous cet escalier [19] ! ». Cette réponse est dans la lignée de celle qu’il fit à la personne qui l’interrogeait sur son immobilité durant les séances collectives de dhikr (« invocation de Dieu »), alors que les corps des autres participants se balançaient, mus par l’extase. Junayd expliqua son attitude en citant ce verset : « Tu vois les montagnes; tu les crois figées, alors qu'elles passent à la vitesse des nuages » (Coran 27 : 88) [20]. D’une façon générale, au cours de ces séances, le cheikh reste souvent impassible en apparence, parce qu'il domine son état spirituel, et parce que, selon la doctrine soufie, il est l'axe autour duquel les âmes se meuvent.
Pourquoi partir à Sa recherche, s’interroge de son côté Ibn ‘Arabî, alors qu’Il est omniprésent ? La référence coranique est à cet égard « Il est avec vous où que vous soyez ! » (2 : 115). La perfection consiste non pas à chercher Dieu (murîd) mais à être recherché par Lui (murâd). Ibn ‘Arabî, on l’a vu, se prononçait pourtant pour la pérégrination, mais la contradiction n’est qu’apparente : dans ce même chapitre 175 des Futûhât makkiyya «sur la station de l’abandon du voyage », Ibn ‘Arabî indique que « le voyage et son abandon procèdent tous deux d’un aspect divin, l’un représenté par la descente de Dieu vers le ciel de ce monde ; l’autre, par l’établissement sur le Trône. Ces deux aspects, le mouvement et le repos, se retrouvent dans le voyage du Prophète qui s’élève, transporté, ne se mouvant donc pas de son propre chef [21].
Alors que le fondateur de la voie Shâdhiliyya, Abû l-Hasan al-Shâdhilî, comme on l’a vu, a pratiqué longtemps la pérégrination initiatique (siyâha), le successeur de son successeur, Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 1309) met en garde contre une conception trop formelle de cette pratique : « N’envie pas celui qui pérégrine à travers les contrées isolées et les déserts jusqu’à Ceylan [22], qui parcourt la Perse ou l’Occident extrême, tout en gardant son âme avec lui. Celui qui part en emportant avec lui les causes du mal, il n’est pas réellement parti ». Denis Gril commente ce passage ainsi : « Le ‘‘connais-toi toi-même’’ exige de reconnaître tout d’abord la nature de l’âme qui est certes pour le voyageur une monture, mais qu’il faut tenir fermement bridée, telle une mule rétive [23] ».
De façon prédominante, la pérégrination a constitué pendant des siècles, pour les spirituels de l’islam, une discipline initiatique majeure. Ils y voyaient en quelque sorte une retraite ambulante, un pèlerinage sans fin, une projection terrestre de la Voie initiatique. A l’inverse, la « retraite » (khalwa), qui durait de trois à quarante jours, selon les familles spirituelles, peut être perçue comme un voyage immobile. C’est pourquoi une confrérie majeure du soufisme, la Naqshbandiyya, a toujours mis l’accent sur « le voyage dans sa propre patrie », qui s’effectue à l’intérieur de soi-même. Idéalement, le soufi est sujet à une « ascension immobile » vers Dieu ; il ne monte pas, il n’a pas à se déplacer, car il vit déjà dans la Présence.
très contrastés [17]. Beaucoup de maîtres dénoncent l’inutilité du voyage physique. A quelqu’un qui le questionnait sur ses voyages, ajoutant « l’eau stagnante finit par se putréfier », un soufi répondit : « Sois un océan, tu ne pourriras pas ! [18] ». On demanda au grand Junayd (m. 911) comment il avait obtenu la réalisation spirituelle (tahqîq) : « En restant en présence de Dieu, répondit-il, pendant trente ans sous cet escalier [19] ! ». Cette réponse est dans la lignée de celle qu’il fit à la personne qui l’interrogeait sur son immobilité durant les séances collectives de dhikr (« invocation de Dieu »), alors que les corps des autres participants se balançaient, mus par l’extase. Junayd expliqua son attitude en citant ce verset : « Tu vois les montagnes; tu les crois figées, alors qu'elles passent à la vitesse des nuages » (Coran 27 : 88) [20]. D’une façon générale, au cours de ces séances, le cheikh reste souvent impassible en apparence, parce qu'il domine son état spirituel, et parce que, selon la doctrine soufie, il est l'axe autour duquel les âmes se meuvent.
Pourquoi partir à Sa recherche, s’interroge de son côté Ibn ‘Arabî, alors qu’Il est omniprésent ? La référence coranique est à cet égard « Il est avec vous où que vous soyez ! » (2 : 115). La perfection consiste non pas à chercher Dieu (murîd) mais à être recherché par Lui (murâd). Ibn ‘Arabî, on l’a vu, se prononçait pourtant pour la pérégrination, mais la contradiction n’est qu’apparente : dans ce même chapitre 175 des Futûhât makkiyya «sur la station de l’abandon du voyage », Ibn ‘Arabî indique que « le voyage et son abandon procèdent tous deux d’un aspect divin, l’un représenté par la descente de Dieu vers le ciel de ce monde ; l’autre, par l’établissement sur le Trône. Ces deux aspects, le mouvement et le repos, se retrouvent dans le voyage du Prophète qui s’élève, transporté, ne se mouvant donc pas de son propre chef [21].
Alors que le fondateur de la voie Shâdhiliyya, Abû l-Hasan al-Shâdhilî, comme on l’a vu, a pratiqué longtemps la pérégrination initiatique (siyâha), le successeur de son successeur, Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 1309) met en garde contre une conception trop formelle de cette pratique : « N’envie pas celui qui pérégrine à travers les contrées isolées et les déserts jusqu’à Ceylan [22], qui parcourt la Perse ou l’Occident extrême, tout en gardant son âme avec lui. Celui qui part en emportant avec lui les causes du mal, il n’est pas réellement parti ». Denis Gril commente ce passage ainsi : « Le ‘‘connais-toi toi-même’’ exige de reconnaître tout d’abord la nature de l’âme qui est certes pour le voyageur une monture, mais qu’il faut tenir fermement bridée, telle une mule rétive [23] ».
De façon prédominante, la pérégrination a constitué pendant des siècles, pour les spirituels de l’islam, une discipline initiatique majeure. Ils y voyaient en quelque sorte une retraite ambulante, un pèlerinage sans fin, une projection terrestre de la Voie initiatique. A l’inverse, la « retraite » (khalwa), qui durait de trois à quarante jours, selon les familles spirituelles, peut être perçue comme un voyage immobile. C’est pourquoi une confrérie majeure du soufisme, la Naqshbandiyya, a toujours mis l’accent sur « le voyage dans sa propre patrie », qui s’effectue à l’intérieur de soi-même. Idéalement, le soufi est sujet à une « ascension immobile » vers Dieu ; il ne monte pas, il n’a pas à se déplacer, car il vit déjà dans la Présence.
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Le site internet de l'auteur : http://www.eric-geoffroy.net/
[1] R. Brunel, Le monachisme errant dans l’islam – Sîdi Hedi et les Heddâwa, Paris, Librairie Larose, 1955, p. 221.
[2] Al-Futûhât al-makkiyya , Beyrouth, Dâr Sader, 1329 h., I, 628.
[3] Cité par R. Brunel, Ibid., p. 222.
[4] Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, op. cit., II, 383. Et encore : « Que ne vont-ils de par la terre afin de regarder... » (Coran 30 : 9 ; 35 : 44 ; 40 : 21).
[5] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, traduit et présenté par D. Gril, Combas, Editions de l’Eclat, 1994, p. X de l’introduction par D. Gril.
[6] Al-Risâla al-qushayriyya, Damas, Dâr al-Khayr, 1986, p. 289.
[7] Ibid., p. 291.
[8] Ibid., p. 292 ; voir aussi Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. IX de l’introduction.
[9] J. L. Michon, « Un maître shâdhilî marocain : Ahmad Ibn ‘Ajîba al-Hasanî – Sa vie et son legs spirituel », dans E. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005, p. 224.
[10] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. XI de l’introduction.
[11] Futûhât Makkiyya, II 383.
[12] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. XIII.
[13] T. Khalidi, Un musulman nommé Jésus, Paris, Albin Michel, 2003, p. 48.
[14] Al-Risâla al-qushayriyya, op. cit., p. 290.
[15] Ibid.
[16] Cf. l’ouvrage, déjà cité, de R. Brunel, Le monachisme errant dans l’islam – Sîdi Hedi et les Heddâwa, op. cit.
[17] E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas- Paris, IFEAD, 1995, p. 189 et sq.
[18] Al-Risâla al-qushayriyya, op. cit., p. 289.
[19] Junayd, Enseignement spirituel, traduit de l’arabe et présenté par R. Deladrière, Paris, Sindbad, 1983, p.17.
[20]E. Geoffroy, Le soufisme, voie intérieure de l’islam, Paris, Le Seuil, 2009, p. 258-259.
[21] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. XI de l’introduction par D. Gril.
[22] Cette contrée est ici le symbole de l’Orient extrême.
[24] D. Gril, « L’enseignement d’Ibn ‘Atâ’ Allâh al-Iskandarî, d’après le témoignage de son disciple Râfi‘ Ibn Shâfi‘ », dans E. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, op. cit., p. 97.
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[1] R. Brunel, Le monachisme errant dans l’islam – Sîdi Hedi et les Heddâwa, Paris, Librairie Larose, 1955, p. 221.
[2] Al-Futûhât al-makkiyya , Beyrouth, Dâr Sader, 1329 h., I, 628.
[3] Cité par R. Brunel, Ibid., p. 222.
[4] Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, op. cit., II, 383. Et encore : « Que ne vont-ils de par la terre afin de regarder... » (Coran 30 : 9 ; 35 : 44 ; 40 : 21).
[5] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, traduit et présenté par D. Gril, Combas, Editions de l’Eclat, 1994, p. X de l’introduction par D. Gril.
[6] Al-Risâla al-qushayriyya, Damas, Dâr al-Khayr, 1986, p. 289.
[7] Ibid., p. 291.
[8] Ibid., p. 292 ; voir aussi Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. IX de l’introduction.
[9] J. L. Michon, « Un maître shâdhilî marocain : Ahmad Ibn ‘Ajîba al-Hasanî – Sa vie et son legs spirituel », dans E. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005, p. 224.
[10] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. XI de l’introduction.
[11] Futûhât Makkiyya, II 383.
[12] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. XIII.
[13] T. Khalidi, Un musulman nommé Jésus, Paris, Albin Michel, 2003, p. 48.
[14] Al-Risâla al-qushayriyya, op. cit., p. 290.
[15] Ibid.
[16] Cf. l’ouvrage, déjà cité, de R. Brunel, Le monachisme errant dans l’islam – Sîdi Hedi et les Heddâwa, op. cit.
[17] E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas- Paris, IFEAD, 1995, p. 189 et sq.
[18] Al-Risâla al-qushayriyya, op. cit., p. 289.
[19] Junayd, Enseignement spirituel, traduit de l’arabe et présenté par R. Deladrière, Paris, Sindbad, 1983, p.17.
[20]E. Geoffroy, Le soufisme, voie intérieure de l’islam, Paris, Le Seuil, 2009, p. 258-259.
[21] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. XI de l’introduction par D. Gril.
[22] Cette contrée est ici le symbole de l’Orient extrême.
[24] D. Gril, « L’enseignement d’Ibn ‘Atâ’ Allâh al-Iskandarî, d’après le témoignage de son disciple Râfi‘ Ibn Shâfi‘ », dans E. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, op. cit., p. 97.