Daesh tient non seulement à montrer son alignement à la doctrine wahhabite mais aussi à sa mise en application réelle dans les différents domaines de la vie.
Par Hasna Hussein, sociologue et chercheuse associée à l’Observatoire des radicalisations (FMSH-EHESS, Paris).
Il est possible de retrouver cet article sur le carnet de recherche "Contre-discours radical "
En France, la polémique sur la porosité entre le salafisme et l’idéologie djihadiste de Daesh prend de l’ampleur. Nous envisagerons à travers cet article d’étudier le rapport entre ce courant politico-religieux (le salafisme) et cette idéologie terroriste. Pour ce faire, nous nous sommes intéressés à la place des références des savants de tradition salafiste (Mohammed Ibn ‘Abd al-Wahhâb et Ibn Taymiyya en particulier) notamment dans les productions médiatiques écrites publiés par Daesh. Les éditions de celui-ci connues sous le nom Al-Himma (« L’effort ») viennent très récemment de republier quatre ouvrages du shaykh Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb parmi ses célèbres Lettres personnelles (« al-rasâ’il al-shakhsiyya») : Mokhtasar sirat al-rasûl ; Kashf al-shubuhât (février 2016) ; al-wajibât et al-oussoul al-thalâtha (mars 2016).
Les origines du wahhabisme et son usage de la salafiyya
Avant de présenter les résultats de cette courte étude, il convient de présenter en quelques lignes les origines du wahhabisme. En 1744, Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb, un théologien du Najd, région centrale de l’Arabie saoudite signe un pacte avec un émir de la localité d’al-Dir‘iyya, Muhammad ben Su‘ûd (arrière-grand-père d’‘Abdelaziz ben Su‘ûd, le fondateur de l’Arabie Saoudite moderne). L’institutionnalisation de ce pacte constitue l’embryon de ce qui deviendra donc le premier Etat saoudien qui se donnera pour tâche de promouvoir la doctrine de Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb, le wahhabisme. Cette idéologie correspond à une vision de l’islam qui prétend donner la primauté aux sources coraniques, à l’imitation (taqlîd) de la vie du prophète (Sunna), ainsi qu’aux avis de la première génération musulmane ayant vécu dans une période considérée comme « idéale », celle de la première communauté de Médine. Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb définit sa « prédication salafiste » (« al-da‘wa al-salafiyya ») dans al-Rasâ’il al-shakhsiyya (« Les lettres personnelles ») publié par l’Université de l’imam Muhammad ben Su‘ûd (La Mecque) vers la fin des années 1970 à l’occasion d’un colloque autour de celui-ci :
«[…] Nous imitons (muqallidûn) le livre (al-kitâb, le Coran), la sunna et les pieux ancêtres (Sâlih salaf al-umma) […] Et en ce qui concerne notre école (« madhhab ») c’est celle de l’imam Ahmad Ibn Hanbal, imam des sunnites (« ahlu sunna »)[…] »
Extrait des pages 96 et 107 et traduites de l’arabe par l’auteure
Cette idéologie religieuse se caractérise ainsi par son attachement au strict respect du Coran (« kitâb »), de la Tradition (« taqlîd ») et de la sunna. Ainsi certains chercheurs privilégient l’appellation « hanbalo-wahhabisme » pour désigner ce courant (Mouline, 2011).
Cette prédication s’inspire principalement de l’idéologie du théologien et juriconsulte (faqîh) Ibn Taymiyya du XIVe siècle, véritable station de correspondance entre le hanbalisme et le wahhabisme. Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb se veut en effet disciple austère et dogmatique du savant médiéval Ibn Taymiyya. Les deux imams pensaient que le séjour du prophète Muhammad à Médine correspondait à un « idéal de société » musulmane que tous les musulmans devraient s’efforcer de retrouver. Ils prônent ainsi des notions comme « l’obligation de la hijra » pour tous les musulmans ou encore le jihâd de conquête pour purifier la « terre d’islam » (« dar al-islam ») comme nous allons le montrer dans les pages suivantes.
Le wahhabisme devient désormais l’idéologie politico-religieuse de la monarchie saoudienne dont la pensée sera largement diffusée et se répand à l’échelle internationale à partir du XXe siècle par le biais des prédicateurs (du‘ât) contemporains de l’Etat saoudien très présents dans les nouveaux médias (chaînes satellitaires et réseaux sociaux) dont Saleh Ben ‘Awwad al-Mghamsi, Mohammed al-‘Orifi, ou encore Khalid Arrâshid.
La place du wahhabisme dans l’idéologie de Daesh
L’analyse d’un ensemble de productions médiatiques écrites par Daesh en arabe, français (Dar al-islam) et anglais (Dabiq) révèle la place importante de l’idéologie et de la doctrine de Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb ainsi que d’autres idéologues du salafisme dont Ibn Taymiyya et Ibn al-Qayyim. Ces productions ne manquent pas de citations de l’imam de Najd et à plusieurs reprises : « Cheikh Mouhammad ibn ‘Abd-il-Wahhâb a dit… ». Le dernier numéro de Dar al-islam, par exemple, le cite 13 fois. Par ailleurs les auteurs de Dabiq citent de manière récurrente le « Shaykhul-islâm Ibn Taymiyyah (rahimahullah) » notamment sur sa conception de wala’a wal barâ’a (« l’alliance et la rupture ») comme on peut le lire dans ces extraits des numéros 3 et 6 :
L’héritage wahhabite dans la pensée de Daesh se traduit également par l’usage des notions fondamentales dont le tawhîd, la hijra, le takfîr et le jihâd. Dans la conception de Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb, reprise par Daesh,
« la hijra est le déplacement du pays de mécréance (al-shirk) au pays de l’islam, et c’est une obligation pour cette communauté (umma) (…) et le restera jusqu’à la fin des temps ». (cf ci-dessous)
Extrait de l’ouvrage al-oussoul al-thalâtha republié récemment par Daesh, et traduit de l’arabe par l’auteure.
Un autre exemple révélant l’adoption de cette idéologie wahhabite par Daesh est celui de la conception de takfir. C’est l’un des principes fondamentaux de la doctrine de Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb. L’idéologue najdî exige du musulman muwahhîd (car il refuse d’utiliser la notion de la croyance, i’itikâd, qu’il considère comme une sorte de bid’a, innovation blâmable) de respecter à la lettre son interprétation de l’islam, sans quoi il devrait « craindre pour sa vie et ses biens (halâl addam wal mâl) »
Extrait de l’ouvrage Kashf al-shubuhât, republié donc récemment par Daesh, et traduit de l’arabe par l’auteure.
Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb, comme Daesh, pensait que chaque musulman est tenu à faire serment d’allégeance à un chef unique (un calife) ». L’historien Nabil Mouline écrit à ce propos qu’
« Ibn ‘Abd al-Wahhâb affirme que seule la religion qu’il professe est le véritable islam […] Dans ce cas, l’exclusion est la règle d’or et l’interaction avec les autres groupes n’est envisageable que dans le cadre de la conversion ou de l’affrontement » (2011 : 79).
La liste des apostats (« mûrtaddin ») selon le shaykh du Najd s’étend ainsi aux chrétiens, juifs, et soufis (Redissi, 2015) ou encore aux chiites.
Daesh tient non seulement à montrer son alignement à la doctrine wahhabite mais aussi à sa mise en application réelle dans les différents domaines de la vie. Dans une brochure publiée récemment au sujet de l’éducation au sein dudit califat, Daesh affiche sa pédagogie à destination des enfants… qui n’est autre que celle de Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb :
« […] Et nous avons consulté à ce propos (l’éducation des enfants) une précieuse lettre (« rissâla ») de l’imam Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb nuançant ce qu’il faut apprendre aux enfants au début de leurs parcours scolaire, il disait […] » (voir la capture d’écran traduite de l’arabe par l’auteure).
Un retour de balancier face au wahhabisme salafiste moderne
Ceci n’empêche évidemment pas Daesh d’afficher dans presque chaque ligne son opposition et son animosité avec ce qu’il nomme les « simili-wahhabites, salafistes pharisiens amerloquisés d’Arabie Saoudite » ou « faux wahhabites » (voir la capture d’écran ci-dessous tirée de Dar al-islam 7). Pour Daesh, les Saoudiens contemporains -malgré le fait qu’ils appliquent la « shari’a islamique » (« droit islamique »)- ne respectent pas assez la doctrine de leurs ancêtres. Ils n’hésitent pas ainsi à les classer parmi les « murtaddîn » (« apostats »).
En somme les wahhabites se font prendre à leur propre jeu du takfîr. Sans aucun doute, la lecture de la doctrine wahhabite par la monarchie saoudienne s’est transformée depuis son institutionnalisation au XVIIIème siècle. Un ancien étudiant de l’Université islamique de Médine nous a expliqué lors d’une discussion récente qu’au début des années 1990, les enseignants religieux (« shuyûkh ») n’approuvaient pas certains propos de la doctrine de leurs ancêtres, notamment sur le takfîr « faute de consensus (Ijmâ’a) de la part des oulémas d’autres écoles juridiques », sentant bien la dangerosité de cette notion. Si l’Arabie saoudite appliquait à 100% la doctrine wahhabite, elle aurait dû ouvrir ses frontières à tous les musulmans qui souhaiteraient vivre dans le dar al islam ou encore préserver l’interdiction de l’accès de ces concitoyennes à l’éducation, au travail et au vote. Ce sont ces petits pas de côté par rapport à l’idéologie wahhabite d’origine que condamne Daesh. Mais cela n’empêche pas qu’ils proviennent d’une matrice idéologique commune.
Pour Daesh, la « modernisation » de la doctrine wahhabite nécessite donc un retour aux origines, à une relecture plus littéraliste et une mise en application réelle de la doctrine salafiste de Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb.
Pour approfondir sur le wahhabisme :
Mouline Nabil, Les clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite, XVIIIe – XXIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2011.