La méthode appliquée ici, à la frontière entre l’histoire, l’anthropologie historique et l’analyse d’une reconstruction teintée d’agréments littéraires, s’inscrit dans un courant de recherche qui connaît un essor intéressant et qui permet une meilleure appréhension d’une période sacralisée. En ayant pleinement conscience d’avoir à faire à une « fiction véridique » (p. 251), l’historien peut désormais concentrer toute son attention sur la déconstruction des artifices historiographiques de ce mythe des origines et se « concentrer sur sa représentation » (p. 252).
Enki Baptiste
ciham-umr 5648, Université Lumière-Lyon 2.
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée , 144 | novembre 2018 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
Broché: 368 pages
Editeur : Albin Michel (2 novembre 2017)
Collection : A.M. SPI.VIV.P
Langue : Français
ISBN-13: 978-2226400604
Editeur : Albin Michel (2 novembre 2017)
Collection : A.M. SPI.VIV.P
Langue : Français
ISBN-13: 978-2226400604
Par Enki Baptiste
Ouvrant sur une description de l’atmosphère lourde régnant dans la ville de Médine, en ce début de mois de juin 632, alors que le prophète de l’islam se meurt, H. Ouardi introduit son lecteur dans une enquête aux allures de roman historique. Si la forme surprend, l’étude minutieuse des sources de la Tradition sunnite et des textes chiites proposée par la chercheure est convaincante. Parvenue à l’analyse des sources scripturaires de la Tradition islamique par le biais de l’orientalisme et de la littérature française, la chercheure livre une étude méritant toute l’attention des historiens. Alors que Muhammad vient de mourir, la communauté soudainement livrée à elle-même abandonne à la décomposition le corps de son prophète. Le Coran (XVIII : 110) rappelle certes que Muhammad était bien un mortel, mais la Tradition n’explique guère la raison pour laquelle la dépouille de ce dernier fut ainsi laissée pour compte. La course pour le pouvoir occupait-elle à tel point les esprits pour que les principaux protagonistes de l’umma soient déjà engagés dans une lutte sans merci pour l’accession à la direction de la communauté ? C’est l’hypothèse qui sous-tend l’intégralité du livre (p.15).
Ancré dans les débats contemporains d’un islam encore très crispé sur les fondements traditionnels de son récit des origines, l’ouvrage entend humaniser la figure du prophète, « extirper l’homme enseveli sous la légende héroïco-religieuse et le restituer à l’Histoire » (p.18). En confrontant les livres « à plusieurs voix », c’est-à-dire les chroniques fonctionnant sur le système du khabar et de l’isnād, et les textes saints de l’islam, H. Ouardi veut donner une forme narrative cohérente et structurée aux récits islamiques relatant une période d’incertitude (p.21).
L’observation centrale de l’auteure est la suivante : le réexamen des sources traitant de la fin de la vie de Muhammad permet de mettre en valeur un récit qui use de lieux communs servant à décrire la chute d’un souverain puissant. Muhammad paraît contesté de toutes parts, par ses proches notamment, et doit faire face à l’appétit grandissant de certains membres de son entourage pour le pouvoir. Les échecs militaires de Mu’ta (629) et de Tabūk (631), conjugués à la tentative d’assassinat d’al-‘Aqaba, sont l’expression d’une fin de règne mouvementée. L’épisode de la mosquée de Dhirār, bâtiment érigé par des « hypocrites », évoque l’importance de l’unité originelle de la communauté et permet aux historiens musulmans de rappeler que toute contestation de l’ordre religieux unitaire instauré par le prophète équivaut à une remise en cause de l’autorité politique. Le monothéisme total, intrinsèquement lié à l’unité socio-politique de la communauté, ne saurait être contrebalancé par un pouvoir parallèle. En mai 632, l’expédition montée par Muhammad à destination de la Syrie, et dont le commandement est attribué à Usāma, fils d’un affranchi du prophète, fait également l’objet de contestations. Les Compagnons de Muhammad acceptent mal que ce dernier donne le pouvoir sur les troupes à un jeune homme de 17 ans.
De cette énumération des anecdotes saillantes de la Tradition, relatives aux contestations internes à la communauté, l’auteure retient que les Compagnons sont souvent décrits comme remettant en cause les décisions du prophète. La Tradition ne semble pas avoir été « aseptisée » (p. 20) et épurée de ces intrigues qui trahissent pourtant la mise à mal de l’aura prophétique.
Les épisodes faisant état d’une avidité pour le pouvoir des Compagnons n’ont visiblement pas été supprimés non plus. La littérature chiite retient l’épisode du feuillet maudit (al-ṣaḥīfa al-ma‘lūna), anecdote relatant comment ‘Alī fut désigné par le prophète pour assurer sa succession avant qu’Abū Bakr et ‘Umar n’accaparassent le pouvoir injustement. Il est également question de la succession lorsque Muhammad prend l’initiative, le jeudi précédant sa mort, de rédiger un document afin de préserver son entourage de l’égarement (p. 130). ‘Umar pourtant s’y oppose vigoureusement, prétextant que le Coran suffit. Le futur calife, très craint et connu pour ses accès de violence et de fureur, entre directement en confrontation avec le prophète, qui finit par céder, blessé par les reproches que ‘Umar lui adresse. Il est également question de la désignation d’Abū Bakr pour conduire le culte en lieu et place du prophète. Comme le note H. Ouardi, alors que la délégation de l’autorité du prophète était chose courante, la désignation d’Abū Bakr fut interprétée comme l’acte d’identification du successeur de Muḥammad par Muḥammad. Certains vestiges historiographiques de traditions divergentes font pourtant état d’un refus du futur calife, ce dernier préférant voir ‘Umar s’occuper du culte. Dans cet épisode narratif parachevant plusieurs jours de tension au sein de la communauté, la mosquée apparaît comme le lieu où les enjeux politiques et religieux de la succession s’entremêlent. L’espace du culte prend une fonction symbolique centrale, comme lieu du pouvoir, où la fonction liturgique se confond avec celle de l’administration de la communauté. Abū Bakr assume la fonction d’imam avant que le titre ne se confonde graduellement avec celui de calife (p. 162).
L’auteure identifie encore deux thématiques importantes de la Tradition relatant les derniers jours du prophète et évoquant la contestation qui gronde en Arabie : le pèlerinage de l’Adieu (ḥājjat al-wadā‘) et les guerres d’apostasie (ḥurūb al-ridda), qui, à une échelle cette fois-ci plus large que l’échelle médinoise, mettent en lumière à la fois la grandeur du legs prophétique mais également sa faiblesse conjoncturelle. Si Muḥammad codifie aux yeux de tous les rites et observances du culte, l’apparition des faux-prophètes est un signe d’une contestation plus vaste encore que celle existant au sein de l’umma. Ainsi, H. Ouardi rappelle que les guerres de ridda ne commencèrent pas à la mort du prophète mais dès les années 630/631, et qu’elles ne furent pas simplement liées au décès du fondateur de l’islam.
L’œuvre de H. Ouardi offre une vision nouvelle et propose un examen minutieux des ouvrages composant la Tradition. Mettant en avant différentes échelles de contestation, des plus proches Compagnons du prophète aux tribus arabiques rebelles, l’universitaire tunisienne paraît démentir l’avis selon lequel les sources des viiie-xe siècles ne peuvent en rien nous renseigner sur les débuts de l’islam. Ces anecdotes relatant des faits gênants et qui paraissent contraires à l’édification d’une mémoire « aseptisée » des Compagnons sont-elles des vestiges historiographiques anciens que l’historien doit prendre en compte dans son effort de restitution chronologique de l’apparition du monothéisme islamique ? L’ouvrage de H. Ouardi nous y invite avec conviction. À l’issue de la lecture, il paraît nécessaire de reconsidérer notre approche classique de la Tradition islamique. Les récits la composant ne semblent pas avoir fait l’objet d’un polissage complet dans le but de proposer une image idéale et consensuelle des relations entre les Compagnons du prophète et ce dernier. Une étude minutieuse des strates historiographiques permet au contraire de mettre en valeur une époque marquée par la tension. Une logique globale des récits doit toutefois être retenue : à l’image de la conjuration d’al-‘Aqaba, un parallèle peut être fait entre la fin de vie de Muḥammad et celle de Jésus. Le souverain et codificateur d’un temps et de gestes nouveaux se trouve entouré d’« hypocrites » affaiblissant son message. Cela nécessite même une mutation des formes socio-politiques de la communauté fondée par le prophète.
L’islam prophétique était appelé à s’institutionnaliser dans une structure politique séculière, garante de la perpétuation et de la préservation de l’héritage initial. H. Ouardi estime finalement que ce n’est qu’avec la mort de Muḥammad que l’islam califal, et bientôt impérial, naquit. L’islam devait se réinventer, ou tout simplement s’inventer (p. 233). Il est d’ailleurs manifeste que la naissance du califat effaça, pour un temps au moins, la figure tutélaire du prophète. Les graffitis retrouvés, datant d’une période courant entre la mort de Muḥammad et le règne de ‘Abd al-Malik (m. 705) se caractérisent par l’absence totale de références prophétiques et religieuses (p. 222). Ce n’est que lorsque le besoin se fit ressentir au sein de la communauté et du pouvoir de jeter un regard réflexif sur son passé que l’historiographie se mit à bâtir, à coup d’akhbār, le récit des origines et de la Tradition muḥammadienne puis califale. Nous pourrions simplement regretter que l’auteure ne retienne pas les sources ibadites dans son corpus.
Si les études de John Wansbrough ont montré à juste titre les montages historiographiques dont firent l’objet les faits et gestes du prophète, l’étude présente invite tout chercheur intéressé par les débuts de l’islam à reconsidérer sa méthode d’appréhension des sources narratives composées entre le viiie et le xe siècle. Car, s’il paraît impossible de reconstituer avec précision le déroulement exact des faits, les artifices historiographiques de leur reconstruction historique ne manquent pas d’intérêt. La méthode appliquée ici, à la frontière entre l’histoire, l’anthropologie historique et l’analyse d’une reconstruction teintée d’agréments littéraires, s’inscrit dans un courant de recherche qui connaît un essor intéressant et qui permet une meilleure appréhension d’une période sacralisée. En ayant pleinement conscience d’avoir à faire à une « fiction véridique » (p. 251), l’historien peut désormais concentrer toute son attention sur la déconstruction des artifices historiographiques de ce mythe des origines et se « concentrer sur sa représentation » (p. 252).
Avec cet ouvrage consacré aux derniers moments de Muḥammad, H. Ouardi ouvre un débat sur l’appréhension de traditions problématiques et nous invite à poursuivre son travail avec la suite immédiate de l’histoire islamique. « À suivre… », nous dit-elle, car effectivement on peut penser que la fondation du califat et son évolution sous les règnes des califes rashīdūn-s ont fait l’objet d’un traitement historiographique similaire, dont les artifices méritent eux aussi d’être déconstruits et étudiés comme constitutifs du mythe des pieux ancêtres et du califat idéal.
Ouvrant sur une description de l’atmosphère lourde régnant dans la ville de Médine, en ce début de mois de juin 632, alors que le prophète de l’islam se meurt, H. Ouardi introduit son lecteur dans une enquête aux allures de roman historique. Si la forme surprend, l’étude minutieuse des sources de la Tradition sunnite et des textes chiites proposée par la chercheure est convaincante. Parvenue à l’analyse des sources scripturaires de la Tradition islamique par le biais de l’orientalisme et de la littérature française, la chercheure livre une étude méritant toute l’attention des historiens. Alors que Muhammad vient de mourir, la communauté soudainement livrée à elle-même abandonne à la décomposition le corps de son prophète. Le Coran (XVIII : 110) rappelle certes que Muhammad était bien un mortel, mais la Tradition n’explique guère la raison pour laquelle la dépouille de ce dernier fut ainsi laissée pour compte. La course pour le pouvoir occupait-elle à tel point les esprits pour que les principaux protagonistes de l’umma soient déjà engagés dans une lutte sans merci pour l’accession à la direction de la communauté ? C’est l’hypothèse qui sous-tend l’intégralité du livre (p.15).
Ancré dans les débats contemporains d’un islam encore très crispé sur les fondements traditionnels de son récit des origines, l’ouvrage entend humaniser la figure du prophète, « extirper l’homme enseveli sous la légende héroïco-religieuse et le restituer à l’Histoire » (p.18). En confrontant les livres « à plusieurs voix », c’est-à-dire les chroniques fonctionnant sur le système du khabar et de l’isnād, et les textes saints de l’islam, H. Ouardi veut donner une forme narrative cohérente et structurée aux récits islamiques relatant une période d’incertitude (p.21).
L’observation centrale de l’auteure est la suivante : le réexamen des sources traitant de la fin de la vie de Muhammad permet de mettre en valeur un récit qui use de lieux communs servant à décrire la chute d’un souverain puissant. Muhammad paraît contesté de toutes parts, par ses proches notamment, et doit faire face à l’appétit grandissant de certains membres de son entourage pour le pouvoir. Les échecs militaires de Mu’ta (629) et de Tabūk (631), conjugués à la tentative d’assassinat d’al-‘Aqaba, sont l’expression d’une fin de règne mouvementée. L’épisode de la mosquée de Dhirār, bâtiment érigé par des « hypocrites », évoque l’importance de l’unité originelle de la communauté et permet aux historiens musulmans de rappeler que toute contestation de l’ordre religieux unitaire instauré par le prophète équivaut à une remise en cause de l’autorité politique. Le monothéisme total, intrinsèquement lié à l’unité socio-politique de la communauté, ne saurait être contrebalancé par un pouvoir parallèle. En mai 632, l’expédition montée par Muhammad à destination de la Syrie, et dont le commandement est attribué à Usāma, fils d’un affranchi du prophète, fait également l’objet de contestations. Les Compagnons de Muhammad acceptent mal que ce dernier donne le pouvoir sur les troupes à un jeune homme de 17 ans.
De cette énumération des anecdotes saillantes de la Tradition, relatives aux contestations internes à la communauté, l’auteure retient que les Compagnons sont souvent décrits comme remettant en cause les décisions du prophète. La Tradition ne semble pas avoir été « aseptisée » (p. 20) et épurée de ces intrigues qui trahissent pourtant la mise à mal de l’aura prophétique.
Les épisodes faisant état d’une avidité pour le pouvoir des Compagnons n’ont visiblement pas été supprimés non plus. La littérature chiite retient l’épisode du feuillet maudit (al-ṣaḥīfa al-ma‘lūna), anecdote relatant comment ‘Alī fut désigné par le prophète pour assurer sa succession avant qu’Abū Bakr et ‘Umar n’accaparassent le pouvoir injustement. Il est également question de la succession lorsque Muhammad prend l’initiative, le jeudi précédant sa mort, de rédiger un document afin de préserver son entourage de l’égarement (p. 130). ‘Umar pourtant s’y oppose vigoureusement, prétextant que le Coran suffit. Le futur calife, très craint et connu pour ses accès de violence et de fureur, entre directement en confrontation avec le prophète, qui finit par céder, blessé par les reproches que ‘Umar lui adresse. Il est également question de la désignation d’Abū Bakr pour conduire le culte en lieu et place du prophète. Comme le note H. Ouardi, alors que la délégation de l’autorité du prophète était chose courante, la désignation d’Abū Bakr fut interprétée comme l’acte d’identification du successeur de Muḥammad par Muḥammad. Certains vestiges historiographiques de traditions divergentes font pourtant état d’un refus du futur calife, ce dernier préférant voir ‘Umar s’occuper du culte. Dans cet épisode narratif parachevant plusieurs jours de tension au sein de la communauté, la mosquée apparaît comme le lieu où les enjeux politiques et religieux de la succession s’entremêlent. L’espace du culte prend une fonction symbolique centrale, comme lieu du pouvoir, où la fonction liturgique se confond avec celle de l’administration de la communauté. Abū Bakr assume la fonction d’imam avant que le titre ne se confonde graduellement avec celui de calife (p. 162).
L’auteure identifie encore deux thématiques importantes de la Tradition relatant les derniers jours du prophète et évoquant la contestation qui gronde en Arabie : le pèlerinage de l’Adieu (ḥājjat al-wadā‘) et les guerres d’apostasie (ḥurūb al-ridda), qui, à une échelle cette fois-ci plus large que l’échelle médinoise, mettent en lumière à la fois la grandeur du legs prophétique mais également sa faiblesse conjoncturelle. Si Muḥammad codifie aux yeux de tous les rites et observances du culte, l’apparition des faux-prophètes est un signe d’une contestation plus vaste encore que celle existant au sein de l’umma. Ainsi, H. Ouardi rappelle que les guerres de ridda ne commencèrent pas à la mort du prophète mais dès les années 630/631, et qu’elles ne furent pas simplement liées au décès du fondateur de l’islam.
L’œuvre de H. Ouardi offre une vision nouvelle et propose un examen minutieux des ouvrages composant la Tradition. Mettant en avant différentes échelles de contestation, des plus proches Compagnons du prophète aux tribus arabiques rebelles, l’universitaire tunisienne paraît démentir l’avis selon lequel les sources des viiie-xe siècles ne peuvent en rien nous renseigner sur les débuts de l’islam. Ces anecdotes relatant des faits gênants et qui paraissent contraires à l’édification d’une mémoire « aseptisée » des Compagnons sont-elles des vestiges historiographiques anciens que l’historien doit prendre en compte dans son effort de restitution chronologique de l’apparition du monothéisme islamique ? L’ouvrage de H. Ouardi nous y invite avec conviction. À l’issue de la lecture, il paraît nécessaire de reconsidérer notre approche classique de la Tradition islamique. Les récits la composant ne semblent pas avoir fait l’objet d’un polissage complet dans le but de proposer une image idéale et consensuelle des relations entre les Compagnons du prophète et ce dernier. Une étude minutieuse des strates historiographiques permet au contraire de mettre en valeur une époque marquée par la tension. Une logique globale des récits doit toutefois être retenue : à l’image de la conjuration d’al-‘Aqaba, un parallèle peut être fait entre la fin de vie de Muḥammad et celle de Jésus. Le souverain et codificateur d’un temps et de gestes nouveaux se trouve entouré d’« hypocrites » affaiblissant son message. Cela nécessite même une mutation des formes socio-politiques de la communauté fondée par le prophète.
L’islam prophétique était appelé à s’institutionnaliser dans une structure politique séculière, garante de la perpétuation et de la préservation de l’héritage initial. H. Ouardi estime finalement que ce n’est qu’avec la mort de Muḥammad que l’islam califal, et bientôt impérial, naquit. L’islam devait se réinventer, ou tout simplement s’inventer (p. 233). Il est d’ailleurs manifeste que la naissance du califat effaça, pour un temps au moins, la figure tutélaire du prophète. Les graffitis retrouvés, datant d’une période courant entre la mort de Muḥammad et le règne de ‘Abd al-Malik (m. 705) se caractérisent par l’absence totale de références prophétiques et religieuses (p. 222). Ce n’est que lorsque le besoin se fit ressentir au sein de la communauté et du pouvoir de jeter un regard réflexif sur son passé que l’historiographie se mit à bâtir, à coup d’akhbār, le récit des origines et de la Tradition muḥammadienne puis califale. Nous pourrions simplement regretter que l’auteure ne retienne pas les sources ibadites dans son corpus.
Si les études de John Wansbrough ont montré à juste titre les montages historiographiques dont firent l’objet les faits et gestes du prophète, l’étude présente invite tout chercheur intéressé par les débuts de l’islam à reconsidérer sa méthode d’appréhension des sources narratives composées entre le viiie et le xe siècle. Car, s’il paraît impossible de reconstituer avec précision le déroulement exact des faits, les artifices historiographiques de leur reconstruction historique ne manquent pas d’intérêt. La méthode appliquée ici, à la frontière entre l’histoire, l’anthropologie historique et l’analyse d’une reconstruction teintée d’agréments littéraires, s’inscrit dans un courant de recherche qui connaît un essor intéressant et qui permet une meilleure appréhension d’une période sacralisée. En ayant pleinement conscience d’avoir à faire à une « fiction véridique » (p. 251), l’historien peut désormais concentrer toute son attention sur la déconstruction des artifices historiographiques de ce mythe des origines et se « concentrer sur sa représentation » (p. 252).
Avec cet ouvrage consacré aux derniers moments de Muḥammad, H. Ouardi ouvre un débat sur l’appréhension de traditions problématiques et nous invite à poursuivre son travail avec la suite immédiate de l’histoire islamique. « À suivre… », nous dit-elle, car effectivement on peut penser que la fondation du califat et son évolution sous les règnes des califes rashīdūn-s ont fait l’objet d’un traitement historiographique similaire, dont les artifices méritent eux aussi d’être déconstruits et étudiés comme constitutifs du mythe des pieux ancêtres et du califat idéal.