Le terrorisme et l’islamisme n’en finissent de faire parler d’eux, défrayant la chronique et poussant journalistes et universitaires à élaborer thèses et hypothèses. Dans ce contexte, l’essai « La guerre des islamismes » de Mathieu Guidère a attiré notre attention par l’importance du sujet, la précision des explications historiques fournies et par sa valeur pédagogique. Professeur à l’Université Paris-VIII, Mathieu Guidère s’est d’abord consacré à la traduction et l’enseignement de la langue arabe. Depuis quelques années, il s’est spécialisé dans l’étude des questions géopolitiques et d’histoire récente du monde arabo-musulman en publiant tour à tour l’Etat islamique en 100 questions (Tallandier), le retour du califat (Ed. Gallimard), et un Atlas du terrorisme islamiste (Ed. Autrement)
Entretien
Par Omar Merzoug
Cet entretien est publié avec l'aimable autorisation de son auteur.
Cet entretien est publié avec l'aimable autorisation de son auteur.
Omar Merzoug : Le titre de votre ouvrage « La guerre des islamismes » énonce clairement que la discorde se situerait maintenant à l’intérieur de l’islam ? Est-ce un phénomène récent ? Est-ce que cela n’a pas toujours été d’une certaine manière le cas ?
Mathieu Guidère : Il est vrai que les guerres de religion sont un phénomène universel et que les luttes entre musulmans ne sont pas un fait nouveau : il suffit de rappeler le schisme initial entre musulmans sunnites et musulmans chiites qui date de l’an 661 à la suite d’une querelle de succession politique qui avait pris une dimension doctrinale et dogmatique. Ce schisme n’a pas disparu au fil des siècles, mais il a connu des hauts et des bas en termes de conflictualité et de violence associée. Ce qui est nouveau depuis quelques années, c’est l’irruption de Daech sur la scène moyen-orientale puis internationale et sa stratégie d’expansion par une généralisation de la logique de la guerre interconfessionnelle et intercommunautaire. En prenant le nom d’État islamique et en ciblant prioritairement les minorités religieuses (chrétiens, yézidis, alaouites, etc.), l’organisation s’est positionnée tout à la fois contre la République islamique de l’Iran chiite et contre la monarchie théocratique de l’Arabie saoudite mais aussi contre la démocratie musulmane de la Turquie frériste et contre l’orthodoxie sunnite d’Al-Azhar en Égypte. Elle a ainsi étendu le champ de la guerre interne à l’islam bien au-delà de la rivalité millénaire entre Sunnites et Chiites. Désormais, l’essentiel des affrontements et des victimes a lieu au sein du camp sunnite majoritaire dans le monde musulman entre organisations et courants rivaux : Salafistes contre Fréristes, Malékites contre Wahhabites, Djihadistes contre Takfiristes, Daech contre Al-Qaïda, etc. Cette lutte généralisée de tous contre tous prend des formes diverses et variées (compétition, rivalité, cooptation, affrontement, guerre ouverte) qui peuvent dérouter l’observateur non averti, mais qui possèdent une logique interne et des finalités politico-religieuses dont l’issue est encore incertaine. Dans la perception interne à ces groupes, l’Iran chiite d’obédience imamite a réussi à créer sa «République islamique », alors que les courants sunnites n’ont pas encore réussi à créer leur «État islamique». C’est dans cette optique qu’il faut comprendre la tentative avortée de l’organisation Daech à restaurer le « Califat », qui demeure une revendication centrale de la mouvance islamiste sunnite depuis près d’un siècle.
Omar Merzoug : Qui a finalement intérêt à cette guerre intestine qui secoue l’islam ? Et qui pourrait en être en définitive le bénéficiaire si l’on peut parler ainsi ?
Mathieu Guidère : La guerre interne à l’islam profite avant tout aux extrémistes et aux radicaux de tous bords. Comme il existe une logique d’identification confessionnelle, chaque camp finit par déléguer la défense de sa communauté aux moins intransigeants et aux plus virulents, dans un réflexe archaïque fait de peur et de pragmatisme. Les premières victimes sont les civils qui subissent la loi des plus radicaux, mais les bénéficiaires sont incontestablement les marchands d’armes et les profiteurs de tous poils. Répondre à la question de savoir « à qui profite cette guerre » implique ainsi d’envisager la dimension interne et la dimension externe de tout conflit interconfessionnel. D’un point de vue interne, la guerre ne peut se poursuivre que s’il existe une idéologie de mobilisation qui puisse assurer la cohésion du groupe et le maintien de l’esprit guerrier qu’il s’agisse de « guerre sainte » ou de « guerre de libération ». D’un point de vue externe, la guerre n’est concevable que s’il existe des fournisseurs d’armes et, surtout, de munitions pour assurer aux différents belligérants les moyens de poursuivre leur combat dans la durée. Sans idéologie et sans armes, les guerres de religion n’ont aucune chance de durer. C’est pourquoi, il est clair aujourd’hui que les principaux bénéficiaires de la guerre interne à l’islam sont les idéologues, en particulier les religieux, et les marchands d’armes, notamment russes et occidentaux.
O.M. : Vues de l’extérieur, ces discordes semblent un immense embrouillamini ? Comment comprenez-vous et interprétezvous les interventions occidentales sur ce terrain dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est miné ? Les puissances occidentales le font-elles à bon escient ? Est-ce dans leur intérêt ?
M.G. : Il est clair que le paysage de cette guerre interne paraît confus à quiconque en ignore les dynamiques et les logiques internes. Pendant que les Occidentaux interviennent au nom des principes ou des valeurs humaines, la guerre fait rage sur des bases confessionnelles. En pensant défendre un camp, les intervenants étrangers aggravent la guerre de religion. Il en est ainsi de la Russie qui se place dans le camp chiite et des Occidentaux qui se trouvent malgré eux dans le camp sunnite alors que les plus extrémistes des organisations de ce camp (Daech et Al-Qaida) leur livrent une guerre sans merci, sur leur propre sol. Mais les uns et les autres semblent trouver leur compte dans cette guerre puisque la Russie et les Occidentaux n’ont jamais vendu autant d’armes au Moyen- Orient et jamais autant mobilisé leurs opinions publiques dans leur guerre contre le terrorisme. Ainsi, le malheur (absolu) des uns semble faire le bonheur (relatif) des autres. Mais il faut faire attention au retour du bâton que serait l’importation de cette guerre de religion sur le territoire national car cela pourrait initier une guerre civile dont les conséquences seraient catastrophiques pour la France. Tout cela pose la question de « l’intérêt » : est-ce dans l’intérêt de la France d’intervenir dans ces guerres ? La réponse dépend du calcul politique : sur le court terme, le bénéfice tiré d’une intervention militaire directe est évident (vente d’armes, visibilité internationale, prestige du chef de guerre, etc.) mais sur le long terme, rien n’est moins sûr : instauration d’une logique de confrontation, militarisation de la société et des relations internationales, maintien de la menace terroriste, etc. En tout état de cause, l’expérience des conflits récents dans le monde musulman montre qu’une intervention militaire, fondée sur des arguments émotionnels ou hors du cadre légal international, ne peut conduire qu’à un échec et ne sert pas les intérêts de la nation.
O.M. : Certains considèrent que l’ingérence des pays occidentaux s’apparente à une croisade, d’autres à un prélude au pillage des ressources naturelles des pays concernés, qu’en pensez-vous ?
M.G. : Les interventions militaires occidentales dans les pays arabes et musulmans ont montré leurs limites. Après plus de quinze ans de guerre (depuis 2001), outre le fait qu’elles n’ont pas permis de juguler le terrorisme, elles ont aggravé la situation des pays concernés. Le fait que certaines d’entre elles ont semé le chaos, en Irak et en Libye notamment, a conduit à une remise en question sérieuse de ces interventions et à un questionnement légitime quant à leurs motivations réelles (croisade, ingérence, pillage voire complot). En réalité, il y a un peu de tout cela à la fois dans un mélange détonnant de motivations hétéroclites où les intérêts économiques se mêlent aux bons sentiments mais, comme on le sait, l’enfer est tapissé de bonnes intentions. Ce qui est certain c’est que les politiques occidentales sont guidées par l’émotion et soumises à la pression médiatique, ce qui laisse peu de place à la réflexion stratégique et à l’action diplomatique. De ce point de vue, l’invasion de l’Irak en 2003 ou l’intervention en Libye en 2011 sont devenues des cas d’école de la mauvaise décision que tout chef politique ou militaire devrait méditer avant de se lancer dans de nouvelles aventures.
O.M. : Vous consacrez à la notion de « djihad » un nombre substantiel de pages. Est-ce que cette notion est toujours conforme aux théorisations du Moyen-âge ou bien a-t-elle selon vous évolué ?
M.G. : Dans la partie de mon livre consacrée au djihad, je montre que la notion a énormément évolué depuis le Moyen-âge. Il y a eu en particulier un tournant avec le « djihad anticolonial » au début du vingtième siècle, période au cours de laquelle des groupes armés nationalistes tels que le FLN algérien ont fait appel au djihad contre la France, contribuant ainsi à une évolution du nationalisme pur et dur vers un islamo-nationalisme qui ne tardera pas à se généraliser pour triompher avec le Hezbollah au Liban et jusqu’à l’État islamique en Irak. Car, sur le fond idéologique, nationalisme et islamisme se sont progressivement rejoints dans le cadre d’une « théologie de la libération » qui prenait pour cible divers acteurs nationaux ou internationaux perçus comme responsables de l’oppression ou du retard du monde musulman. Aujourd’hui, l’islamo-nationalisme représente le dernier avatar de l’esprit djihadiste ressuscité à la faveur des luttes pour les indépendances de la tutelle française et britannique. Si ces deux puissances sont toujours ciblées par les actions armées des descendants de leurs anciennes colonies, c’est bien la superpuissance américaine qui est visée par le djihadisme en tant qu’idéologie de lutte anti-impérialiste dans l’esprit de beaucoup de jeunes désorientés en manque d’idéal et de révolution de l’ordre mondial.
O.M. : Pourquoi d’après vous c’est une lecture rigoriste et non spiritualiste du djihad qui semble l’emporter au cours des siècles ?
M.G. : Quand on regarde de près l’histoire de l’islam, on constate que la lecture spiritualiste du djihad, sous sa forme soufie, a dominé pendant plusieurs siècles, au moins du XIVe jusqu’au XIXe siècle. C’est le mouvement colonial qui met à mal la quiétude soufie qui se trouve dénigrée par les tenants de la lutte armée pour la libération puis accusée d’être responsable de la persistance de la domination occidentale. C’est uniquement dans les parties du monde musulman où le soufisme peine à réagir face au colonialisme qu’il cède du terrain progressivement face au djihad armé. Ailleurs, comme en Afrique subsaharienne où les confréries développent un djihad anticolonial, le soufisme se maintient et résiste jusqu’à nos jours. Il suffit de citer l’exemple de la Qadiriyya, de la Tijaniyya et de la Mouridiyya en Afrique du Nord et au Sahel. Ces mouvements confrériques ont marqué l’histoire de la région et continuent de peser sur les politiques locales. C’est le cas de la Qadiriyya Boutchichiyya au Maroc qui sert d’alliée au roi pour la réforme de l’islam malékite, de la Tijaniyya au Cameroun où le courant niassen, du nom de son chef historique Ibrahim Niass, est encore influent. Mais c’est surtout le cas de la Ahmadiyya, confrérie soufie qui s’est distinguée dans la lutte coloniale contre les Français au Tchad, puis contre les Italiens en Libye sous sa forme senoussiyya, c’est pourquoi elle est perçue, aujourd’hui encore, comme une confrérie missionnaire et combattive qui attire les jeunes militants de la mouvance soufie.
O.M. : Vous consacrez un chapitre aux « confréries » soufies et vous dites : « partout la radicalisation gagne le mouvement confrérique qui paraît aujourd’hui dépassé par la montée en puissance des courants politiques de l’islam sunnite », de quoi cette radicalisation d’ordres spirituels est elle selon vous le signe ?
M.G. : Même dans les régions où le soufisme possède encore des positions fortes comme en Afrique de l’Ouest, la poussé de l’islam révolutionnaire à la suite de la Révolution islamique iranienne (1979) et la pression des groupes djihadistes se fait de plus en plus sentir. C’est que l’islam dans son ensemble est en ébullition, pour ne pas dire en pleine réforme, aussi violente soit-elle, et les confréries ne sont pas à l’abri de ce mouvement général de bouillonnement dogmatique, politique et social. En leur sein même se développent des courants radicaux qui appellent à une révision de la doctrine et des fondements mêmes de la mouvance confrérique pour pouvoir répondre aux enjeux politiques et sociétaux de leur pays d’origine ou d’implantation. La radicalisation est le signe de cette tendance générale au réformisme religieux, qu’elle soit d’essence pacifique ou violente. En effet, face à la pression des courants revivalistes aussi bien chrétiens que musulmans en Afrique, les confréries soufies se livrent à une surenchère cultuelle et rituelle qui contribue non seulement à les décrédibiliser les unes par rapport aux autres, mais aussi à pousser leurs fidèles les plus jeunes vers des formations religieuses bien plus extrémistes. Ainsi, la concurrence entre ces confréries maraboutiques, loin d’indiquer un sursaut salvateur, reflète plus largement la crise de l’islam traditionnel en Afrique et son incapacité à relever le défi de la mondialisation religieuse.
O.M. : Sur quelles perspectives peuvent déboucher selon vous ces discordes entre islamismes ?
M.G. : Le réformisme religieux se manifeste d’abord par une radicalisation des positions dogmatiques et doctrinales, se poursuit ensuite dans l’affrontement et la violence, avant d’être conforté par une contre-réforme ou de disparaître dans une guerre de religion qui le désigne comme hérétique. L’islam se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins : de la violence éprouvée quotidiennement peut naître un islam réformé et modernisé, mais cela peut également déboucher sur une implosion de la religion musulmane et une généralisation de l’état de guerre et de sauvagerie, que certains idéologues des organisations terroristes appellent de leurs vœux. Quoi qu’il en soit, l’histoire comparée des religions nous enseigne qu’une fois le mouvement de confrontation confessionnel enclenché, il faut des décennies pour retrouver la paix et la sérénité.
O.M. : Comment l’Occident peut-il espérer gagner la guerre contre les fanatismes religieux et partant le terrorisme qui en est l’une des expressions ?
M.G. : L’Occident ne peut gagner la guerre contre les fanatismes religieux que s’il maintient en son sein la neutralité et la sécularité qui fait sa force en plaçant l’État au-dessus des religions et non pas à leur niveau. Or, la confessionnalisation sémantique et idéologique est en train d’envahir la vie politique et le processus est bien avancé : les médias mettent en avant les identités religieuses («Juifs de France », «Musulmans de France», etc.) et certains hommes politiques n’hésitent pas à proclamer leurs croyances religieuses en donnant l’impression que leur combat politique est guidé par leur foi. C’est une erreur de se placer sur le terrain des religieux. Il faut au contraire préserver un modèle de société sécularisé et expliquer, en France en particulier, les mérites de la laïcité comme garante du vivre en commun et comme protection contre les guerres de religion. Quant au terrorisme d’inspiration religieuse, on sait qu’il a deux motivations principales aujourd’hui : d’un côté, une politique intérieure perçue comme «islamophobe» et stigmatisante pour les musulmans et, d’un autre côté, une politique étrangère perçue comme interventionniste et colonialiste, pratiquant les «deux poids deux mesures» et visant spécifiquement l’islam sunnite. Pour contrer ces revendications, il faut de la cohérence et de la pédagogie. En effet, la guerre contre le terrorisme ne peut pas être gagnée uniquement par les armes, il lui faut également des idées et des idéaux : un «rêve français» et un «rêve européen», une adhésion aux principes et aux valeurs de la République, une volonté de paix et de progrès. Mais dans les nombreuses zones de conflit, rien n’est envisageable sans une solution politique sinon l’Occident ne ferait que traiter les syndromes en attendant la prochaine poussée de violence et de terreur.