13 juin 2015, par Alain Gresh
Les frères jumeaux
Les éditions Syllepse publient un texte posthume d’Ilan Halevi, « Islamophobie et judéophobie. L’effet miroir ». Cette réflexion stimulante aide, notamment dans la période de l’après-Charlie, à comprendre les ennemis qu’il est nécessaire de combattre aujourd’hui et les parallèles entre l’antisémitisme des années 1930 et l’islamophobie aujourd’hui. J’en ai rédigé la préface que je publie ci-dessous.
Ayant fait des choix improbables tout au long de sa vie, ayant assumé des ruptures avec ses attaches « tribales », ayant choisi la cause palestinienne et rejoint le Fatah, l’organisation de Yasser Arafat, lui qui était né juif, Ilan Halevi peut encore nous surprendre. Dans les derniers mois de sa vie, il s’est aventuré à écrire un texte sur l’islamophobie et les discriminations qui frappent les musulmans. Ilan ne dénonce pas seulement les guerres impériales menées au nom de la « civilisation » et du « progrès », voire parfois du christianisme, contre les Barbares. Il ose, ce qui lui vaudra, nul n’en doute, dans l’au-delà auquel il ne croyait pas, la haine de tous les éditocrates d’aujourd’hui, dresser un parallèle entre l’antisémitisme, dont il avait eu personnellement à souffrir à sa naissance sous l’Occupation, et l’islamophobie dont le cancer s’étend au sein de la classe politique, des journalistes, des intellectuels, qu’ils soient de gauche comme de droite. Car, pour reprendre la jolie formule de l’historien Michel Dreyfus sur l’antisémitisme, s’il n’y a pas d’islamophobie de gauche, car les deux termes sont contradictoires, il y a bien une islamophobie à gauche, peut-être la plus dangereuse [1].
Ilan le fait avec un sentiment d’urgence qui transparaît dans son écriture, inquiet face à la montée des périls, aux dérives qui nous entraînent tout droit à une « guerre de civilisation ». D’entrée de jeu, il confesse « à quel point [son] propos est peu abstrait, et dépourvu du détachement que la rigueur scientifique requiert de l’historien, et du chercheur en général. Mais la reconnaissance de cette urgence est également source de légitimité pour ce propos, car il y va de la guerre, de la mort et de la souffrance, et de l’absolue nécessité de leur résister ». Mais s’il écrit ce livre en militant, il le fait aussi avec sa formidable culture, avec sa profonde connaissance de l’histoire, celle des Juifs, celle de la Palestine, mais aussi celle du monde dont il s’est toujours senti citoyen, quelles que soient ses attaches (ou plutôt à cause de ses attaches) avec la Palestine.
L’ouvrage se déploie sur deux axes, celui de l’analyse de « la guerre contre le terrorisme » et celui du parallèle entre islamophobie et antisémitisme. Depuis la présidence de George W. Bush, la « guerre contre le terrorisme » se situe au cœur de la stratégie mondiale des Etats-Unis et de celle de nombre de ses alliés. Il est vrai que Barack Obama a légèrement infléchi les orientations de son prédécesseur, pour tenir compte des défaites militaires américaines, des réticences de son opinion publique, mais il continue à bombarder l’Irak et la Syrie et à envoyer ses drones tuer aux confins du Pakistan comme au Yémen ou en Somalie, mêlant, dans ses « assassinats ciblés », des « terroristes recherchés » et des civils innocents [2].
Au discours sur le terrorisme, largement dominant aussi en France, notamment depuis les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de janvier 2015 [3], Ilan réplique ironiquement : « La guerre à l’ombre de laquelle croît aujourd’hui le nouveau “chauvinisme de guerre” est officiellement définie comme une confrontation aux dimensions planétaires contre “le” terrorisme. Stricto sensu, le terrorisme est une technique de guerre parfaitement criminelle, mais tristement universelle, qui consiste à prendre des civils pour cibles d’opérations militaires à des fins politiques. Le nouvel ennemi global ne serait donc pas un Etat ou un groupe d’Etats, un pays, un régime ou un parti, ou même une idéologie, mais une technique ! Une guerre globale contre les marteaux-piqueurs ? Contre les embrayages automatiques ? Peut-on concevoir une guerre contre une méthode sans se préoccuper de savoir qui y a recours et pourquoi ? Il paraîtrait que poser de telles questions est en soi une démarche suspecte, car le “terrorisme”, comme le claironnait José Aznar alors qu’il dirigeait le gouvernement espagnol, “ne doit pas être compris, ou expliqué, mais combattu !”. »
Aussi condamnable soit-il, le terrorisme fait partie de la panoplie militaire et, comme on l’a souvent répété, il est l’arme des faibles. Figure brillante de la révolution algérienne, arrêté par l’armée française en 1957, Larbi Ben Mhidi, chef de la région autonome d’Alger, fut interrogé sur la raison pour laquelle le Front de libération nationale (FLN) déposait des bombes camouflées au fond de couffins dans les cafés ou dans les lieux publics. « Donnez-nous vos avions, nous vous donnerons nos couffins », rétorqua-t-il à ses tortionnaires, qui l’assassineront froidement quelques jours plus tard. La disproportion des moyens entre une guérilla et une armée régulière entraîne une disproportion du nombre des victimes. Si le Hamas et ses alliés doivent être considérés comme des « terroristes » pour avoir tué trois civils pendant la guerre de Gaza de l’été 2014, comment faut-il qualifier l’Etat d’Israël, qui en a massacré, selon les estimations les plus basses, celles de l’armée israélienne elle-même, entre 800 et 1 000, dont plusieurs centaines d’enfants ? Qui osera désigner un Etat qui détruit l’Irak ou qui massacre en Palestine comme « terroriste » ? Qui traînera George W. Bush ou Benyamin Nétanyahou devant la Cour pénale internationale ?
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