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Vendredi 17 Janvier 2025

Olivier Bouquet, Pourquoi l’Empire ottoman ? Six siècles d’histoire



C’est, en somme, une synthèse très dense de l’histoire de l’empire et destinée à un large public, que nous livre Olivier Bouquet avec Pourquoi l’Empire ottoman ? Six siècles d’histoire. L’auteur fournit des définitions claires et concises tout au long du texte, ainsi qu’un lexique en fin d’ouvrage, facilitant la compréhension de multiples points spécifiques au système ottoman. [...] Cette synthèse de l’histoire politique, sociale, culturelle, économique et religieuse de l’Empire ottoman, dispersée habilement dans cinq grandes parties chronologiques, est parfaitement menée.

Aysu Saban
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans le Bulletin critique des Annales islamologiques sous licence Creative Commons (BY-NC-SA).

 

Broché: 277 pages
Éditeur :
University of South Carolina Press (30 octobre 2016)
Collection : Studies in Comparative Religion
Langue : Français
ISBN-13:
978-1611176766

Quatrième de couverture

 
    L'Empire ottoman sombre dans les fracas de la Première Guerre mondiale, la tragédie du génocide arménien et l'instauration de la République turque en 1923. Né à la fin du XIIᵉ siècle en Anatolie, l'État ottoman absorbe les émirats installés sur les ruines du sultanat seldjoukide de Rum et implante le règne de l'islam là où il n'avait jamais pénétré, en Europe orientale et centrale. Il conquiert Constantinople, met fin aux pouvoirs byzantins, sécurise les routes des pèlerinages et renforce les grandes voies commerciales. Il adosse la loi séculière du sultan à la charia et couvre le territoire de fondations pieuses, tout en assurant une protection légale aux chrétiens et aux juifs. En quoi l'Empire ottoman fut-il exceptionnel ? Par la construction d'un État militaire et fiscal au service de la conquête ? Par une vaste implantation sur trois continents ? Comme l'expression ultime de l'universalisme musulman ? Comme la dernière formation impériale en Méditerranée orientale ? Tirée de l'historiographie la plus récente, cette synthèse inédite éclaire les projections néo-ottomanes à l'oeuvre dans la Turquie d'aujourd'hui et rend compte de la diversité des héritages de l'Empire au Proche-Orient, au Maghreb et en Europe.

Recension

    Pourquoi l’Empire ottoman ? s’interroge Olivier Bouquet dans cet ouvrage de synthèse qui retrace six siècles d’histoire ottomane à travers une approche chrono-thématique. Cette question est suivie d’une succession de pourquoi dans le prologue, d’interrogations plus pertinentes les unes que les autres ; l’une des plus représentatives étant, pourquoi parmi les nombreuses principautés turques qui se sont établies en Anatolie au xiiie siècle, seule celle d’Osman, le fondateur éponyme de la dynastie, parvint au rang d’empire. Professeur d’histoire ottomane à l’Université Paris Cité et auteur de travaux phares sur la prosopographie, l’anthroponymie et la ponctuation dans le monde ottoman, Olivier Bouquet fait, dans cet ouvrage, la synthèse des réponses qui ont été proposées pour chacune de ces questions en s’appuyant sur une bibliographie très à jour et qui se réfère aux différentes thèses de l’historiographie, ainsi que sur sa propre expérience de l’histoire ottomane.

      L’auteur commence, dans le prologue, par revenir sur le point le plus important : l’étymologie des termes turc et ottoman, employés parfois avec confusion. En effet, le sens de ces termes diffère selon le contexte et les sociétés qui les emploient. Un individu est turc tantôt vis-à-vis des chrétiens occidentaux, tantôt vis-à-vis des classes sociales qui veulent se distinguer des habitants des campagnes restés aux marges du monde urbain, ou encore lorsqu’il se trouve hors des territoires ottomans. Quant au terme ottoman lui-même, il renvoie à des réalités propres à l’histoire impériale. L’Empire ottoman fait référence aux territoires et aux populations placés sous l’autorité de la dynastie ottomane. Il nous reste à comprendre ce qui compose cette dynastie dont le souverain, sous le règne de Mehmed II (1441-1446, 1451-1481), est passé de primus inter pares à une personnalité autocratique à la tête d’un État solidement ancré.

     Dans une introduction thématique, Olivier Bouquet décrit l’extension spatiale de cet empire en pointant l’absence d’Atlas et de cartes pour la représenter, sans manquer de fournir lui-même huit cartes de l’empire et de ses provinces à diverses périodes. L’empire s’est étendu jusqu’à 3 millions de km2 dans la seconde moitié du xviie siècle, soit plus de quatre fois la superficie de la Turquie actuelle ; fastidieuse est donc la tâche de cartographier cet espace en suivant le fil de son évolution avec précision. O. Bouquet note, par ailleurs, la difficulté pour les historiens et les voyageurs contemporains de rendre compte des spatialités des sociétés qu’ils ont approchées. Il propose, dans cette introduction, une présentation géographique de l’empire, mais aussi, météorologique et sociologique. Il évoque notamment les peuples qui vivent dans l’Empire ottoman, les langues parlées, ainsi que les diverses pratiques administratives, économiques, religieuses ou encore commerciales. L’auteur rend aussi compte de l’inégale répartition des sources qui nous renseignent sur les différentes périodes de l’Empire ottoman.

     Un premier chapitre intitulé « v. 1299-1453. Un autre Moyen Âge » fait l’histoire de la construction de l’État ottoman, tout en soulignant le risque de tomber dans un discours téléologique et dans une histoire événementielle de succès continus : certes, l’histoire ottomane est glorieuse au Moyen Âge, mais la maison d’Osman fit aussi face à de nombreux aléas, comme la bataille d’Ankara en 1402, qui mirent à mal son expansion. L’auteur retrace ici l’apparition des premiers titres princiers ainsi que les fonctions administratives qui sont créées par les premiers souverains ottomans. Il montre, par exemple, que la fonction de muḥtesib (l’inspecteur chargé de l’ordre et de la police des marchés) est signalée à Bursa dès 13851. On apprécie par ailleurs l’apparition de ces termes dans des contextes et des chapitres différents : l’auteur rend compte de l’évolution de ces fonctions, ainsi que de celles qui viennent se substituer à d’autres selon les besoins de l’empire.

     Dans le deuxième chapitre, la translatio imperii est accomplie. L’auteur y décrit la période de « suprématie impériale
 », qui, de 1453 à 1574, s’établit dans l’histoire de l’Empire ottoman comme une période de formalisation de la souveraineté et du droit. Sont retracées les conquêtes de Mehmed II à Selim II, l’ancrage des lois coutumières, de la fiscalité et de l’administration, ainsi que les premiers signes de « modernité ». À la fin du xve et au début du xvie siècle, l’État est consolidé en Asie Mineure, implanté au Proche-Orient et en Afrique et étendu en Europe. Selim Ier (1512-1520) en fait l’unique grande puissance musulmane en Méditerranée orientale. Soliman Ier (1520-1566) suit les traces de son père, notamment au Proche-Orient, en ajoutant Bagdad aux possessions de l’empire. Selon O. Bouquet, les historiens se sont efforcés de rehausser la période qui suit l’arrivée au pouvoir de Murad III (1574-1595) pour mettre à mal la vision du déclin qui lui était attachée sans nuancer la grandeur des souverains et des vizirs qui se sont succédés entre 1453 et 1574 (p. 149). Il profite, par ailleurs, de ce chapitre illustrant la formalisation des institutions étatiques pour décrire l’organisation administrative de l’empire de manière concise et efficiente : que l’administration, conçue pour mobiliser rapidement et efficacement hommes et ressources, soit un point fort des Ottomans, l’auteur le montre parfaitement (p. 185).

     La période qui fait l’objet du troisième chapitre intitulé « 1574-1699. La défense des Domaines », est une période beaucoup moins étudiée par les historiens. Elle a longtemps été considérée comme le commencement d’une longue phase de déclin. Elle est aujourd’hui abordée comme un âge de transformations dans le système impérial et d’innovations dans les arrangements politiques ou encore dans les outils de prélèvement de l’impôt. L’État doit s’adapter aux nécessités du temps. Les premières pertes territoriales vont néanmoins de pair avec des insurrections qui posent des difficultés à la dynastie ottomane. L’auteur y compte les premières dépositions et exécutions de sultans, telles celles d’Osman II (1618-1622) et d’Ibrahim Ier (1640-1648). Il retrace par ailleurs la vision que les Ottomans ont du sultan tout au long de l’ouvrage : selon Bouquet, destituée ou non, la personne du sultan reste sacrée. Il y a toujours une ligne rouge à ne pas franchir : rejeter l’autorité de la dynastie ottomane sur les territoires de l’empire (p. 318). Il faudra attendre le xixe siècle pour que la situation s’inverse et qu’il y ait une dévalorisation de la personne du sultan : le souverain est invité, par les Jeunes Ottomans, à se faire monarque constitutionnel avant d’être la cible directe d’attentats. Les témoins contemporains n’ont cessé de prouver la légitimité de la dynastie durant toute la période d’existence de l’Empire ottoman. Elle n’est jamais autant contestée qu’à sa fin. 7L’avant-dernier chapitre porte sur la période entre 1699 et 1839 que l’auteur définit comme celle qui eut à répondre aux exigences de la modernité. L’Empire ottoman participe à l’essor économique général de la période, bien qu’il n’en soit pas un moteur. Du réal espagnol au thaler autrichien, les monnaies étrangères circulent partout dans l’empire. Le commerce et les relations diplomatiques battent leur plein. C’est un « empire de mouvements » où objets comme individus circulent et sont la source d’enrichissement (p. 286). Toutefois, le tableau n’est pas si doré et les interactions pas toujours apaisées ; le sultan est contraint de se battre simultanément sur plusieurs fronts, notamment face aux Impériaux, à Venise ou à la Russie.

      L’auteur revient aussi sur la montée en puissance de grandes familles, comme, par exemple, celles des notables (aʿyān) qui descendent de familles pré-ottomanes dans les Balkans, ou des Mamelouks au Levant. Le contrôle de ces notables échappe quelque peu à la Porte. Certains étaient même devenus, dans la seconde moitié du xviiie siècle, des potentats locaux. Toutefois, ils restent pour l’État ottoman des intermédiaires incontournables entre gouvernants et gouvernés. Olivier Bouquet rappelait déjà dans son premier chapitre que, bien qu’aucune noblesse n’eût été admise à participer à l’exercice du pouvoir ottoman (p. 33), de grandes familles étaient parvenues à imposer leur domination dans de nombreux territoires. Il rend compte des diverses pratiques de ces familles pour sécuriser leur fortune : elles créent des evḳāf (legs pieux) et destinent leur descendance à la cléricature afin de pouvoir leur transmettre leurs biens sans qu’ils puissent être confisqués par le sultan (p. 316). De grandes familles s’illustrent par leur appartenance à une lignée respectable : par exemple, celles de ghāzī-s (conquérants), appelées evlād-ı fātiḥān (descendants des conquérants), à qui le souverain attribue charges et fermes fiscales et sur qui il garde un œil bienveillant, puisqu’elles témoignent du prestige d’une gloire partagée.

      Enfin, le dernier chapitre porte sur la fin de l’Empire ottoman, qui se transforme de 1839 à 1922 en une nouvelle Turquie. L’auteur y retrace le destin de « cet homme qu’on dit malade » rappelant les risques de la thèse datée du long déclin de l’empire. Il y relate l’amplitude des réformes, l’Empire ottoman face à l’ère de l’industrialisation et du commerce avec le monde occidental et oriental, et se concentre enfin sur ce qu’est être ottoman. La boucle est bouclée : six siècles plus tard, la question de l’identité est toujours présente, reflétant la transition vers le temps des nationalismes. L’auteur clôt son ouvrage par une conclusion qui relate la fin extrême des Ottomans et le destin d’une Turquie actuelle ancrée dans un projet islamo-nationaliste lui-même façonné par la projection permanente du passé ottoman.

      C’est, en somme, une synthèse très dense de l’histoire de l’empire et destinée à un large public, que nous livre Olivier Bouquet avec Pourquoi l’Empire ottoman ? Six siècles d’histoire. L’auteur fournit des définitions claires et concises tout au long du texte, ainsi qu’un lexique en fin d’ouvrage, facilitant la compréhension de multiples points spécifiques au système ottoman. Son discours est agrémenté par vingt-cinq illustrations réunies au centre de l’ouvrage. On y trouve un portrait du fondateur éponyme Osman Ier, la tuğra (monogramme) de Soliman le Magnifique, des miniatures, photographies, gravures et estampes, ainsi qu’une carte du Caire provenant du Kitāb-ı Baḥriye (Livre de navigation) de Piri Reis. Par ailleurs, l’auteur a constitué un appendice très riche comprenant des repères chronologiques mis à jour au gré des remaniements chronologiques de l’historiographie moderne. Soulignons, une fois de plus, la richesse et la précision de sa bibliographie. Cette synthèse de l’histoire politique, sociale, culturelle, économique et religieuse de l’Empire ottoman, dispersée habilement dans cinq grandes parties chronologiques, est parfaitement menée.


 Aysu Saban
Doctorante, École pratique des Hautes Études, UMR 8032 CETOBaC

Références

_____________________

[1] Cf. Nicoarã Beldiceanu, « L’organisation de l’Empire ottoman (xive - xve siècles), in R. Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 122.


 

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