Les cahiers de l'Islam
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Vendredi 4 Octobre 2019

Orientalismes/Occidentalismes. À propos de l’œuvre d’Edward Said



Orientalismes/Occidentalismes est incontestablement un ouvrage qui parvient à donner la juste mesure d’un des grands penseurs du XXe siècle. Sans tomber dans une admiration béate d’un intellectuel qui a lui-même reconnu certains de ses excès et a corrigé une pensée toujours en évolution, le livre montre la richesse et la profondeur de l’œuvre de Saïd.

Jean-David Richaud
 
Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.


 

Broché: 402 pages
Editeur : Hermann (13 décembre 2018)
Collection : HR.ECHANG.LITT.
Langue : Français
ISBN-10: 2705697993


L’actualité, qui concentre les regards sur le Moyen Orient, rend particulièrement nécessaire le livre dirigé par Makram Abbès et Laurent Dartigues. Cet ouvrage collectif rend hommage à Edward Saïd, un des plus grands critiques du discours américano-européen sur l’Orient.

Né en 1935 à Jérusalem, Edward Saïd est issu d’une famille palestinienne installée en Égypte. Après avoir fait une partie de ses études secondaires au Caire, il est envoyé aux États-Unis pour finir son cursus. Il obtient une licence à Princeton, puis un doctorat en littérature comparée à Harvard. Il part alors à Columbia où il enseigne la littérature anglaise et comparée jusqu’à sa mort en 2003. En 1978, il publie Orientalism, son ouvrage le plus célèbre et premier tome d’une trilogie (composée d’Orientalism, de Question of Palestine en 1979 et Covering Islam en 1981) [1]. Si Orientalism a permis à Saïd d’atteindre une notoriété internationale tant l’ouvrage a été célébré ou critiqué, la pensée du professeur américano-palestinien ne s’arrête pas là : il a en effet écrit une trentaine d’ouvrages sur la littérature, le discours orientaliste, la place de l’Islam dans les médias, la musique et la situation politique au Moyen Orient. En plus d’une carrière intellectuelle riche, il s’est posé en défenseur de la cause palestinienne à partir des années 1970 et a milité avec constance pour l’indépendance de la Palestine.

Orientalismes/Occidentalismes est issu des communications d’un colloque sur la pensée de Saïd qui s’est tenu en 2013, mais l’ouvrage a été enrichi de nouvelles contributions. Les auteurs s’assignent plusieurs objectifs. Il s’agit tout d’abord de rendre hommage à l’intellectuel et à la complexité d’une pensée qui a souvent été caricaturée dans les interminables débats autour d’Orientalism. Les contributeurs cherchent également à montrer l’actualité de la pensée saïdienne et sa pertinence dans des champs scientifiques ou des aires régionales auxquels Saïd ne s’intéressait pas a priori. L’ouvrage souhaite également mieux faire connaître à un public francophone la pensée du professeur de Columbia. Il est composé de treize contributions réparties en quatre parties : « L’œuvre et sa réception », « Méthodes et outils de l’approche des Sciences humaines et sociales », « Saïd, l’islam et l’islamisme » et « Images et représentations du travail littéraire de Saïd ». Pour être à la hauteur de ces ambitions, les contributions sont rédigées par des historiens, des sociologues, des philosophes et des littéraires venus d’horizons assez divers.

Saïd est un auteur qui a fait couler beaucoup d’encre, tant ses partisans et ses contempteurs ont pu être violents dans leurs critiques. La première partie de l’ouvrage s’intéresse donc à sa réception, notamment en France. Ainsi, Laurent Dartigues interroge la découverte d’Orientalism dans les milieux académiques hexagonaux qui fut teintée au mieux d’une certaine indifférence, au pire d’un mépris et d’un rejet catégorique. Cette réception peut étonner, lorsqu’on considère que l’ouvrage est traduit dès 1980 et que cette traduction est soutenue par des penseurs comme Tzetan Todorov. Laurent Dartigues fait remarquer que Saïd détonne par son parcours de littéraire « exilé au pays des sciences sociales » (p. 63) et par sa critique d’institutions centrales dans les études universitaires comme l’École Française d’Extrême Orient, la section des Langues et civilisations orientales du CNRS ou la Société Asiatique. Pierre-Robert Baduel examine, quant à lui, les effets du « moment Orientalism » (c’est-à-dire la trilogie OrientalismQuestion of PalestineCovering Islam) sur les recherches françaises. Il insiste ainsi sur le fait que l’œuvre du critique américano-palestinien est celle d’un auteur extérieur à un sérail qui accepte mal la critique des fondements de sa discipline. De son côté, Orazio Irrera fait dialoguer les concepts saïdiens et foucaldiens. Cette réflexion sur les concepts des deux penseurs est d’autant plus intéressante que Saïd a pris ses distances avec la pensée de Michel Foucault dans les années 1980 après l’avoir utilisée dans ses premiers ouvrages. Le contributeur montre bien que si les deux penseurs se sont éloignés, leurs pensées permettent ensemble d’interroger le discours orientaliste et de mettre au jour une « généalogie coloniale des sciences de l’homme » (p. 174).

La possibilité d’utiliser les concepts et les réflexions de Saïd, à propos de champs d’études qui n’avaient pas retenu son attention, est révélatrice de la profondeur de sa pensée. Ainsi, Florent Villard s’intéresse aux usages qui ont été faits d’Orientalism dans les études chinoises en France ou en Chine. Il montre la popularité de l’ouvrage parmi les universitaires chinois qui partent des théories saïdiennes pour promouvoir une pensée nationaliste. Deux contributions s’intéressent, quant à elles, aux usages que les sciences politiques peuvent faire de la pensée de Saïd. Dino Constantini part de l’ouvrage Humanism and Democratic Criticism [2] (paru à titre posthume en 2004) pour voir comment la critique peut devenir un mode de participation à la démocratie. Il met ainsi en avant la démarche humaniste de Saïd qui interroge systématiquement les discours politiques libéraux ; cette critique permet de faire la promotion d’une démocratie qui ne repose pas sur l’exploitation ou l’oppression d’un Autre. Engin Isin s’interroge pour sa part sur la notion de citoyenneté après Orientalism. L’œuvre de Saïd a montré comment l’Occident avait fait des « orientaux » des objets d’étude ; son ouvrage-phare devait contribuer à la transformation des objets d’étude colonisés en sujets politiques autonomes. Mais Engin Isin montre bien que cette transformation est en grande partie incomplète à ce jour, dans la mesure où de nombreux citoyens des ex-colonies reproduisent un schéma hérité du temps colonial. Il s’agit maintenant de donner un nouveau sens au concept de « citoyens ».

Si l’ouvrage le plus célèbre de Saïd est sur l’orientalisme, il ne faut pas oublier qu’Orientalism est le premier volet d’une trilogie qui se conclut avec Covering Islam. Saïd cherchait à déconstruire dans les années 1980 le discours des médias occidentaux sur l’Islam et sur la Palestine. Sonia Dayan-Hezbrun reprend ainsi cette démarche saïdienne de déconstruction et montre bien qu’il cherche moins à défendre un islam démocratique qu’à renverser un discours qui construit un spectre de l’islam, associé aux fondamentalistes et aux terroristes. La question de l’analyse de l’islam par Saïd fait également l’objet d’une très longue contribution de Makram Abbès. Ce dernier s’intéresse à une critique des experts sur le Moyen Orient et cherche plus précisément à tester la validité de cette critique. Parmi ces experts, François Burgat fait ainsi remarquer que Saïd n’a pas été capable de voir l’importance des courants fondamentalistes au sein des sociétés moyen-orientales et par là même de prédire le succès futur de l’islamisme politique [3]. Ce faisant, il aurait épousé une vision occidentale du Moyen Orient qui présuppose l’adhésion des populations à une définition européenne de la laïcité et du progrès. Makram Abbès oppose à cette critique la démarche de Saïd qui se méfie du dogmatisme, qu’il soit religieux où laïc. Pour Saïd, islamisme et nationalisme laïc arabe sont les deux faces d’un même phénomène et doivent être pareillement combattus. Cette contribution permet aussi de nous intéresser à la critique saïdienne de l’islamisme qui intériorise des schémas de pensée propres à l’orientalisme en ce qu’il oppose un Orient islamique fantasmé à un Occident moderne et conquérant.

Le rôle de la littérature dans l’œuvre de Saïd est également interrogé dans l’ouvrage. Claire Gallien met en lumière l’articulation entre le travail de critique littéraire et l’engagement politique pro-palestinien de Saïd. Elle fait ainsi remarquer que Saïd – interdit de voyage dans les territoires palestiniens jusque dans les années 1990 – a cherché à faire de la Palestine la porte d’entrée dans sa théorie littéraire et politique. En faisant la promotion d’un « contre-discours » sur la Palestine, il a aussi cherché à intégrer la théorie littéraire dans son combat politique. Il a par la-même développé un travail académique littéraire en prise avec les réalités du monde.

Orientalismes/Occidentalismes est incontestablement un ouvrage qui parvient à donner la juste mesure d’un des grands penseurs du XXe siècle. Sans tomber dans une admiration béate d’un intellectuel qui a lui-même reconnu certains de ses excès et a corrigé une pensée toujours en évolution, le livre montre la richesse et la profondeur de l’œuvre de Saïd. Cela n’est cependant pas fait au détriment de la clarté du propos, quelle que soit la discipline du contributeur. Les enjeux des réflexions de Saïd sont par ailleurs efficacement remis en contexte selon que l’auteur s’intéresse à ce que le penseur apportait à l’activité intellectuelle des années 1980 ou à celle de notre époque. C’est aussi une belle invitation à se plonger ou à se replonger dans ses textes dont une liste exhaustive est proposée à la fin de l’ouvrage.

_____________________

[1] Les trois ouvrages ont été traduit en français : Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, coll. « Points », 2005 ; La Question de Palestine, Arles, Sindbad, 2010 ; L’Islam dans les médias. Comment les médias et les experts façonnent notre regard sur le reste du monde, Arles, Sindbad, 2011.

[2] Edward Saïd, Humanism and Democratic Criticism, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2004 ; trad. Humanisme et Démocratie, Paris, Fayard, 2005.

[3] François Burgat, « Double Extradition : What Edward Said Has to Tell Us Thirty Years on from Orientalism », Review of Middle East Studies, 43-1, 2009, p. 11-17.

 

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