Le MONDE diplomatique
Mars 2017
Le dilemme des écrivains africains
Qui a peur du wolof ?
Par Boubacar Boris Diop
Au Sénégal, ma génération a été dans les années 1960 — aussitôt après l’indépendance — la première à étudier ce qu’on appelle, d’un terme vague et quasi insaisissable, la « littérature africaine ». En passant d’Arthur Rimbaud et Honoré de Balzac à Léopold Sédar Senghor et Mongo Beti, nous avions le sentiment de lâcher enfin, pour ainsi dire, l’ombre pour la proie. Même si nous aimions certains de nos nouveaux auteurs bien plus que d’autres, tous ont forgé, chacun à sa façon, notre caractère. En ce temps-là, les frontières de l’Afrique étaient plus mentales que géographiques, on n’avait pas besoin d’y être né pour être accepté comme un de ses fils à part entière ; je ne me souviens pas d’avoir entendu l’un de mes camarades s’interroger, par exemple, sur l’africanité d’Aimé Césaire : c’eût été aussi incongru que de se demander si Frantz Fanon était algérien. Tous deux — le premier, surtout — étaient omniprésents dans les cours, pour notre plus grand bonheur. En revanche, les écrivains anglophones, lusophones et d’Afrique du Nord brillaient par leur absence. On pouvait certes croiser au détour d’une page Mohammed Dib ou Kateb Yacine, Amos Tutuola ou Chinua Achebe, mais ils n’étaient là, j’en ai bien peur, que pour faire bonne mesure. Au pays de Senghor, nous étions déjà au cœur d’une francophonie littéraire dont il allait, sa vie durant, se faire le griot.
À Ibadan ou à l’université Makerere (Kampala), les jeunes Nigérians et Ougandais de notre âge n’avaient d’autre choix que de se résigner, eux aussi, à cette confusion systématique entre la partie et le tout. Lorsque Jane Wilkinson mitonne en 1992 son célèbre Talking with African Writers (« Causeries avec les écrivains africains »). c’est avec les anglophones Tsitsi Dangarembga, Wole Soyinka, Essop Patel et Mongane Wally Serote qu’elle entre longuement en conversation. En somme, les soleils des indépendances s’étaient à peine levés que leurs rayons se tournaient déjà le dos. Ce que Cheikh Hamidou Kane appellera plus tard le « premier matin de l’Occident » en (...)
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