Les cahiers de l'Islam
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Omar Merzoug
Omar Merzoug est journaliste et collabore régulièrement avec différents journaux algériens dont Le... En savoir plus sur cet auteur
Vendredi 10 Juin 2016

Religions et pouvoirs au crible de l'histoire



« Religions et pouvoirs » tel est le thème que le conseil scientifique de l’Institut du Monde arabe a retenu pour la deuxième édition de ses « Rendez-vous de l’histoire ». Du 20 au 22 mai 16, 200 spécialistes, historiens, sociologues, politologues, islamologues, philosophes, écrivains, cadres religieux ont été conviés à en débattre. La forte affluence (4000 personnes), la qualité des échanges, l’intérêt de l’assistance montrent à l’évidence que ce genre de colloque où conférences, débats, tables rondes alternent répond à une demande du public qui entend comprendre les enjeux des problèmes de l’heure.

Ce compte rendu est publié avec l'aimable autorisation de son auteur.

En guide d'introduction, le lecteur intéressé pour écouter l'émission de France Culture jointe où Jack Lang, président de l'IMA et Jean-pierre Filiu, professeur à Sciences Po Paris, spécialiste de l'Islam contemporain expliquer la vocation de l'université des rendez-vous de l'histoire.   
 


   
     M. Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe, a ouvert les travaux du colloque en rappelant le succès de l’édition précédente qui fut consacrée à la ville. Il a accueilli les participants en insistant sur l’importance de l’histoire dans l’appréhension des phénomènes sur la durée, une sorte « d’université populaire » du monde arabe qui, a-t-il dit, est « appelée à se renouveler ». Lorsque la volonté de sécularisation vient buter sur les impératifs de la spiritualité, alors apparaissent des foyers de tension dont il faut analyser les ressorts et la portée. Ces assises ont été placées sous le patronage de feu Mohammed Arkoun dont l’ouvrage majeur Lectures du Coran (éd. Albin Michel) vient de reparaître. La variété et la richesse des débats de ces deux journées est indéniable : thèmes philosophiques, historiques, sociologiques, linguistiques et, bien entendu, politiques. M. Moezzi, professeur à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, a évoqué les rapports de l’islam originel avec le politique, MM. Dominique de Villepin, ancien premier ministre, M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po ont savamment disserté de la politique arabe de la France. La coexistence des Juifs, des Chrétiens et des Musulmans a été l’objet d’une table ronde réunissant M. Kenbib, professeur à l’Université de Rabat et M. Bernard Heyberger, spécialiste du christianisme oriental. Le problème du califat a bénéficié des soins de deux historiens du Moyen âge musulman Gabriel Martinez-Gros et Françoise Micheau. Enfin, les attentats du 13 novembre ont été disséqués lors d’un débat au cours duquel Gilles Kepel, auteur de Terreur dans l’Hexagone (éd. Gallimard). Gilles Kepel y défend la thèse selon laquelle l’objectif de la troisième génération de fanatiques islamistes est de provoquer l’insurrection des banlieues françaises, des cités « reléguées, foyer des guerres civiles ».

     Ces rencontres et ces débats sont organisés à un moment où des dizaines de milliers de djihadistes, 700 Français, 800 Marocains, 3000 Tunisiens, 400 Britanniques, 800 Russes, ont rejoint les rangs de Daech. À un moment aussi où les puissances européennes sont engagées militairement dans une lutte contre l’État dit islamique. Frappés deux fois, en janvier et en novembre 15, par des attaques terroristes meurtrières, les Français, d’abord ébranlés, ont entamé une réflexion grosse de questions et de problèmes. Quoi qu’il en soit, les réalités sanglantes ont remis au goût du jour un débat de fond sur la religion, sa place, sa portée et ses rapports avec la société.

    Pendant la majeure partie du XXe siècle, le monde occidental estimait que la religion n’avait plus aucun rôle social et politique à jouer, avec, de surcroît en en France, -le pays le plus sécularisé -, l’idée que la religion est un phénomène archaïque, voué à disparaître à plus ou moins brève échéance. Cette idée qui s’est imposée progressivement dans l’opinion est le fruit de tout un processus commencé à l’orée des Temps modernes. Cette conception d’un religieux crépusculaire a connu ses hauts faits de gloire avec la fondation de l’école, le vote de la loi de la séparation des Églises et de l’État, l’anticléricalisme, la promotion de morale laïque et républicaine censée faire pièce à la morale chrétienne traditionnelle. Mais l’histoire toujours imprévisible, échappant à tous les déterminismes, a rebattu les cartes. Au cours des années 1970, on assiste à un basculement du monde. L’Occident entre dans une crise économique, mais aussi morale, dont il n’est pas encore sorti. Les grandes idéologies, qu’on a pu appeler des « religions séculières », perdent progressivement leur attrait. Peu à peu, l’alternative politique disparaît avec pour point d’orgue l’implosion de l’URSS et du bloc de l’Est. Parallèlement, au cours de la même décennie, la chute du Shah et le triomphe de la révolution islamique, l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge, précipite le mouvement. Le monde entier assiste, incrédule à l’apparition d’une sorte de « théocratie » dans un pays qui était l’un des plus fidèles alliés de l’Occident dans la région. La proclamation de la République islamique d’Iran inaugure un mouvement nouveau où l’Europe et l’Occident, médusés, assistent à la résurgence d’une caste de religieux dont la popularité ne fait aucun doute, investis de la confiance du peuple et propulsés au sommet du pouvoir. Ce fut un vrai choc, car la révolution islamique, pour l’Occident d’alors, c’est un non-sens. Dans la conception occidentale du terme, française par exemple, la Révolution, c’est toujours l’alliance de la bourgeoisie et du peuple. Or, qu’a-t-on vu en Iran ? Une révolution populaire dont la colonne vertébrale fut l’alliance du bazar et du clergé.

     Ces événements, qui ont bouleversé le monde, suscitèrent nombre d’interrogations, d’études, d’articles, de livres, d’émissions de télé, de films, visant à en prendre la mesure, à en décrypter le sens, à en dire la vérité. Du coup, la pensée se voit mise en demeure de reposer une question tombée dans un relatif oubli depuis longtemps, celle des rapports entre les religions et les pouvoirs. Le pluriel s’impose, car les religions n’entretiennent pas les mêmes rapports avec le ou la politique. De même il y a plusieurs formes de pouvoir, république, despotisme, monarchie à l’intérieur desquels il y a bien des distinctions à établir, ce qui rend l’analyse d’autant plus complexe. Comme le dit M. Moezzi, spécialiste de l’islam shi’ite, cette question est « d’une pertinence fondamentale ».

     Par voie de conséquence, le thème de ces journées, « religions et pouvoirs » reçoit sa substance de l’actualité la plus immédiate, tissée d’événements meurtriers qui provoquent un effet de sidération. C’est assez dire que comprendre les phénomènes qui nous touchent et nous bouleversent est capital. Aussi se mettre à l’écoute des spécialistes, des journalistes, des chercheurs, des sociologues, des écrivains, des philosophes, des historiens paraît, à l’évidence, essentiel. Car cette actualité, pour être mise en lumière, mobilise des savoirs divers et variés et il est nécessaire, sous peine d’en manquer l’intelligence, de la passer au crible des sciences humaines et sociales, d’une philosophie de l’histoire, d’une histoire des idées et des mentalités. Loin de disparaître, comme la « doxa » scientiste le proclamait, la religion aujourd’hui occupe un espace de plus en plus grand. La religion qui retient l’attention de tous aujourd’hui, croyants ou non, pratiquants ou non, c’est l’islam. Elle se voit au centre de tous les intérêts, de toutes les passions, de toutes les interrogations et de tous les malentendus. Aussi est-il tout à fait légitime que l’islam se taille la part du lion dans la programmation de ces débats.

     L’un des thèmes les plus intéressants de ces rencontres a été la table ronde sur les rapports de la gauche française au djihadisme. Ce débat a réuni Jean Birnbaum, responsable des pages littéraires du quotidien « Le Monde », Pierre Joxe, ancien ministre socialiste de l’intérieur et avocat, Pierre Manent, philosophe. Cette question est revenue de manière spectaculaire sur la scène de l’actualité avec le départ de centaines de Français et d’Européens convertis grossir les rangs de « l’Etat islamique ». Dans un essai récemment paru « Un silence religieux, la gauche et le djihadisme », Jean Birnbaum part d’un constat : la gauche française n’a pas réussi à penser le phénomène religieux ; elle a tendance à en minorer les effets dans l’approche qu’elle élabore des événements qui bouleversent notre quotidien. Dans les analyses que la gauche propose du phénomène religieux, celui-ci n’est jamais considéré comme un facteur autonome. On a toujours privilégié les causalités économiques, sociales, on a fait jouer les déterminismes, mais les penseurs de la gauche ont toujours écarté les causalités religieuses comme matrice explicative du phénomène religieux. La gauche française s’est construite sur l’éradication du religieux, l’effacement du religieux. Elle considère que les djihadistes sont une bande de « paumés », de « déclassés sociaux », mais, dit Birnbaum, c’est aussi faux que de les traiter, comme le fait la droite française, d’engeance d’immigrés. D’autre part, c’est parce que l’Europe ne propose rien de bien exaltant aux jeunes qu’ils sont attirés par la propagande de l’Etat islamique. « C’est la seule cause aujourd’hui, déclare Jean Birnbaum, pour laquelle des milliers de jeunes européens sont prêts à aller mourir très loin de chez eux ». La solution ? Il faudrait opposer au djihadisme un contre-projet universel, puisque son modèle attire des jeunes de différents milieux sociaux et de nationalités diverses.

     À quoi Pierre Joxe réplique qu’il voit à la base de tout ce djihadisme surtout de la désespérance. Il n’y a pas, selon Joxe, de position claire et tranchée de la gauche sur le djihadisme. Il est néanmoins d’accord avec Birnbaum pour dire qu’il est nécessaire de prendre la religion au sérieux « surtout, précise Joxe, lorsqu’elle se dit dans une langue que l’on ne pratique pas ». Il propose l’éclairage de l’histoire. La France est l’un des pays où la violence d’une religion s’est exercée de façon sanglante pendant plus d’un siècle. La France est un pays qui a connu huit guerres de religion. « La France, déclare P. Joxe, est un pays où la religion a pris des formes extrêmes, mais la laïcité aussi ». L’Eglise catholique exerçait un pouvoir politique indirect. Aussi à une religiosité exacerbée a répondu une laïcité exaltée, réaction contre un catholicisme qui exerçait un pouvoir politique. Du coup, « La laïcité à la française n’est pas seulement anticléricale, elle est aussi antireligieuse ». En France on confond souvent religion et cléricalisme.

    Un personnage comme Jules Ferry est communément célébré en France mais il faut garder présent à la mémoire qu’il est aussi l’auteur du code de l’indigénat. Dans l’histoire récente de la République française, qui a un passé de « férocité coloniale » selon les mots de Pierre Joxe, les tendances antireligieuses déjà puissantes vont se combiner avec le mépris des peuples colonisés et dans le cas de l’Algérie pour l’islam, religion de gens considérés comme « primitifs aux modes de vie rudimentaires ». Ce passé colonial continue d’exercer ses effets, -faut-il dire ses ravages ?-, dans l’appréhension des questions dont les enjeux sont liés à notre présent.

    Parmi les débats qui ont retenu mon attention, celui de l’importance des sciences humaines dans la compréhension des phénomènes de radicalisation. Certains des participants, M. Raphael Liogier, auteur entre autres du mythe de l’islamisation  (éd. Du Seuil) a épinglé Manuel Valls, qui a déclaré à propos des attentats de Paris, que tenter de fournir des explications, ce serait excuser la terreur. Liogier considère qu’il faut au contraire passer les faits au crible de la raison historienne pour mieux les comprendre et peut-être s’en préserver. Jocelyne Dakhlia, historienne, rappelle que les sociétés européennes se sont constituées aussi avec un apport continu de musulmans, groupes et individus, autrement dit, l’Europe contemporaine est tissée de cet apport historique. Tous ces éléments sont de nature à pouvoir contribuer à « changer le récit national », à donner une place à des gens qui s’en estiment à juste titre exclus dans l’histoire de l’Europe. Mme Dakhlia attire l’attention sur les verrous très puissants « d’ordre quasiment théologique », notamment une hostilité de type colonial à l’encontre des musulmans européens qui demeure impensée. Or, remarque-t-elle, l’Europe s’est construite et se construit encore contre l’islam et les musulmans, car le plus petit dénominateur commun entre les pays membres de la communauté européenne, ce sont leurs « racines chrétiennes ». L’exclusion d’un grand pays comme la Turquie de l’Europe et les puissants obstacles érigés face à son adhésion à la communauté européenne tendent à confirmer ce diagnostic de Jocelyne Dakhlia. M Heyberger, pour sa part, explique les quiproquos entre les politiques et les chercheurs par l’existence d’un fossé important séparant les deux mondes. Ceux-ci ne communiquent peu, voire pas du tout en France, alors qu’en Allemagne universitaires et politiques collaborent davantage.

     Quelles leçons avons-nous retenues d’avoir écouté tant de spécialistes chevronnés en tant de disciplines différentes ? D’abord, un leitmotiv qui est souvent revenu, et qui est qu’il faut prendre la religion au sérieux. Car autrement cela conduit à se désintéresser des mouvements de fond qui l’agitent et qui peuvent déboucher aussi bien sur une haute spiritualité que sur des engagements politiques, des actes violents ou terroristes dont on ne comprendra pas les tenants et les aboutissants et contre lesquels on ne peut lutter efficacement. Or, l’efficacité de la lutte anti-terroriste exige une connaissance approfondie de la religion et des mouvements qui s’en réclament.

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