A l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage " L'Amour universel : Un cheminement soufi ", nous sommes allés à la rencontre d'Idrîs de Vos afin de le questionner sur cet "Amour" dont il est question.
Idrîs de Vos est un auteur traducteur engagé. Soucieux d’œuvrer au rapprochement des consciences, il met sa plume au service de la transmission de l'héritage soufi depuis plus de dix ans. Né dans l'univers de la mystique musulmane et diplômé en langue et civilisation arabe, c'est en cohérence avec son parcours personnel qu'il concentre son activité sur ce thème. Il a à son actif plus de vingt ouvrages, dont une importante étude sur la question de l'amour dans le soufisme " L'Amour universel : Un cheminement soufi " et une étude sur le thème de l'éloge du Prophète. Il a également beaucoup travaillé à la traduction de l'oeuvre de l'éminent savant et Mystique, Abû Hamid Al-Ghazalî.
Les Cahiers de l'Islam : Pouvez- vous nous rappeler à quelle(s) source(s) les maitres soufis puisent leurs connaissances et enseignements liés au thème de l’amour entre Dieu et sa créature ?
Idrîs de Vos : Tout d’abord, l’amour entre Dieu et sa créature se comprend dans les deux sens : l’amour de Dieu pour l’homme et l’amour de l’homme pour Dieu. Les deux posent un certain nombre de questions auxquels les soufis ont tenté de répondre.
Un débat théologique opposa très tôt les savants qui voyaient l’amour de Dieu pour l’homme comme une métaphore sans réalité qu’il convient d’interpréter par la bienveillance divine ; et ceux qui voyaient en cet amour une réalité, comme Ghazâlî, même si l’homme ne peut en cerner la nature.
Un certain nombre de versets coraniques évoquent en effet l’amour de Dieu pour Ses créatures : « Si vous aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera. »[1] ; « Dieu suscitera des gens qu’Il aime et qui L’aiment…»[2]
D’autres versets évoquent Son amour particulier pour telle ou telle catégorie d’hommes : « Dieu aime les hommes pieux. »[3] ; « Dieu aime les bienfaiteurs. »[4]; « Dieu aime les hommes patients. » [5]…
Un grand nombre de Hadith font également état de cet amour de Dieu pour l’homme. L’un rapporte la parole suivante : « Mon amour échoie nécessairement à ceux qui s’aiment en Moi. »
L’imam al-Ghazâlî, précise à ce sujet que Dieu aime, mais qu’il n’aime que Lui-même à travers Sa création :
« C’est pourquoi le Sheikh Abû Sa‘îd al-Mayhanî, que Dieu lui fasse miséricorde, en entendant réciter la parole de Dieu : « Il les aime et ils l’aiment », déclara un jour : « L’énoncé « Il les aime » signifie en réalité qu’Il n’aime que Lui-même. » Il signifiait par là qu’Il est le tout et qu’il n’est rien en l’existence en dehors de Lui. Celui qui n’aime que Sa personne, Ses actes et Ses qualités propres, ne sort pas en cet amour de Lui-même et des corollaires de Lui-même en tant qu’ils sont liés à Lui. Il n’aime en somme que Lui-même. »
C’est aussi l’avis d’Ibn ‘Arabî :
« Dieu créa le monde à Son image de sorte que celui-ci est ce miroir en lequel Il contemple Sa Personne. Ainsi, n’aime-t-Il que Lui-même. A travers Sa parole : « Dieu vous aimera », Il vise en réalité Lui-même. Parce que la conformité est cause d’amour. Or la conformité à Lui-même qu’Il contemple dans le miroir du monde est Sa cause d’amour. Parce qu’Il ne voit que Lui-même. »
Ainsi, Dieu aima-t-Il se voir, ou voir Sa beauté, en un « autre » que Lui-même, et Il créa les choses. Il créa par conséquent le monde à l’image de Sa beauté. Par suite, comme Dieu n’aime que Lui-même et que cet amour a précisément pour support Sa création, Il aime Sa création de ce même amour qu’Il se voue à Lui-même.
Un poète soufi disait :
Ni la taille élancée, ni le regard fardé
Associé à grâce d’une lèvre empourprée,
Ne serait digne, ô Dieu, d’être en rien admiré,
Si Ta sublimité n’y était contemplée.
L’amour de Dieu pour Sa création, étant son propre mobile, ne saurait être contingent ou accidentel. Il est un amour préexistant et éternel. Ce qui pose d’autres questions que j’aborde dans mon livre.
Quant à l’amour de l’homme pour Dieu, il pose la question philosophique de la connaissance présupposant tout amour.
Car comment l’homme pourrait-il vouer son amour à cet Aimé suprême, qu’il ne peut se représenter, cet Aimé qui dit de Lui-même : « Rien ne Lui est semblable. »[6] Qu’aime-t-il, s’il ne peut se représenter l’objet de cet amour ? L’imam al-Ghazâlî déclare d’emblée, contestant l’avis de quelques savants littéralistes de son époque selon lesquels cet amour doit être interprété par la gratitude ou l’obédience :
« Sache que la communauté s’accorde à dire qu’aimer le Très-Haut et Son Envoyé (S) est un devoir. Or comment ce qui n’existerait pas pourrait-il être prescrit ? Et comment pourrait-on interpréter notre amour de Dieu par la simple obédience, alors que cette obédience même est subordonnée à l’amour et qu’elle n’en est qu’un fruit ? L’amour précède donc nécessairement. »[7]
Dans son commentaire du verset « Les regards ne sauraient L’appréhender » [8], au sujet de la vision de Dieu qu’eut le prophète à deux reprises, Ibn Kathîr donnait déjà une réponse à cette question de la connaissance de Dieu :
« L’appréhender veut dire Le cerner. Or, le fait de ne pouvoir Le cerner du regard n’implique pas de ne pas Le voir, de même que le fait de ne pas cerner tout le savoir n’implique pas de ne rien savoir. Dieu dit en ce sens : « Ils ne cernent de Ses sciences que ce qu’Il leur consent. » [9]
Les Cahiers de l'Islam : Quelle est la nature de cet amour ? Comment le définir ? Comment peut-on comprendre l’amour mystique par rapport à l’amour tout court ?
Idrîs de Vos : Selon un avis partagé par les plus grands maîtres soufis, l’ipséité de l’amour demeure indéfinissable, car elle n’est autre qu’un Attribut impénétrable de l’Être divin, dont l’un des noms est précisément l’Aimant (al-Wadûd). Roumi dit en ce sens :
De l’arcane divin,
L’astrolabe est l’amour :
Son essence il est vain
De vouloir mettre à jour ! [10]
C’est aussi l’avis d’Ibn ‘Arabî qui développe ce point dans le chapitre de l’amour de son ouvrage Al-Futûhât al-Makkiya :
« Quiconque tenterait de définir l’amour ne le ferait qu’à l’aide des fruits qu’il produit, des traces qu’il laisse et des conséquences qui lui sont inhérentes. Parce qu’il demeure un attribut de la parfaite et inaccessible puissance relevant de Dieu Lui-même. »
L’amour est donc d’essence divine et unique en son principe. Néanmoins, il se décline en une infinitude de formes en la création.
L’amour mystique ne se distingue donc pas de l’amour « ordinaire » en son principe. Mais il s’en distingue en son objet. Rapportant tout objet d’amour à Dieu, il voit en la multiplicité de ces objets autant de manifestation de l’Aimé Eternel. C’est donc par la conscience de la réalité de son amour que l’amant mystique se distingue de l’amant profane. Il s’en distingue aussi par la plus grande universalité de son amour, car il apprend à reconnaître Dieu dans une plus grande variété de formes.
Les Cahiers de l'Islam : L’affirmation que « Dieu est amour » est un thème central des évangiles. Quelle(s) différence(s) fondamentale(s) existent entre le mysticisme Musulman et le mysticisme Chrétien sur ce sujet.
Idrîs de Vos : Grâce à Dieu, les conceptions de l’amour sont aussi nombreuses que le sont les auteurs. L’amour est un océan insondable, et les mystiques, si grands soient-ils, n’en abordent toujours que quelques aspects. En outre, ils se fondent toujours plus sur leur expérience que sur des textes. Il est donc extrêmement vain de vouloir dissocier l’expérience chrétienne de l’expérience musulmane. On trouve parfois plus de concordance entre un auteur chrétien et un auteur musulman qu’entre deux auteurs musulmans. Je sais que la méthode universitaire aime donner une filiation aux pensées et ranger celles-ci par courants. Cette démarche et parfois cohérente, mais elle oublie l’essentiel. Car l’amour est d’abord une affaire de goût, ce qui la sort radicalement du cadre de l’interrogation théologique.
Retrouvez le blog d'Idrîs de Vos ici.
Le lecteur interressé pourra retrouver un second interview d'Idrîs de Vos " Mawlid, la parole aux Soufis": ici
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[1] Coran, 3 : 31.
[1] Coran, 3 : 31.
[2] Coran, 5 : 54.
[4] Coran, 2 : 195.
[5] Coran, 3 : 146. [6] Coran, 42: 11.
[7] Ghazâlî. Chap. De l’amour.
[8] Coran, 6 : 103.
[9] Coran, 2 : 255
[10] Mathnawî