" Le saint incarne en quelque sort la vitalité de la tradition, mais aussi la certitude et la confiance dans le destin transcendant de l’homme. Il y a un effet miroir, sur lequel insiste d’ailleurs l’hagiographie : la figure du saint nous renvoie à nous-mêmes et fait appel à quelque chose en nous qui nous dépasse, mais qui en même temps donne un sens supérieur à notre existence. Si ce n’est que pour ces raisons, la sainteté continuera certainement de jouer un rôle important au cœur même des bouleversements que l’homme du 21e siècle est en train de traverser."
Docteur en Islamologie, Ruggero Vimercati Sanseverino, est enseignant-chercheur et responsable scientifique à l’Université de Tübingen (Allemagne). Il est également chercheur associé à l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman (Aix-en-Provence) et au Centre Jacques Berque (Rabat).
Ses recherches portent sur l’histoire de la pensée et de la pratique musulmanes. Plus précisément sur la théologie et l'herméneutique (prophétologie, exégèse coranique classique, philosophie médiévale et contemporaine), la spiritualité et la pratique religieuse (l’hagiographie marocaine, la sainteté et le culte des saints, le soufisme) ainsi que la modernisation de cette pensée (l’islam en Europe, nouvelles formes de religiosité musulmane dans le contexte de la globalisation).
Il est l'auteur de " Fès et sainteté, de la fondation à l'avènement du Protectorat (808-1912): Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique dans la ville de Mawlāy Idrīs ", Rabat : Centre Jacques-Berque, 2014 dont le lecteur pourra retrouver en guise de recension, la préface rédigée par Denis Gril, professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille et spécialiste d’Ibn ’Arabî et a produit une recension de l'ouvrage de Tarif Khalidi : Images of Muhammad: Narratives of the Prophet in Islam Across the Centuries dans le cadre du 1er volume de la Revue académique Les Cahiers de l'Islam.
Les Cahiers de l'Islam : Comment définiriez-vous le saint en Islam ? Quelle est la nature et la fonction de la sainteté en Islam ? Quels en sont les fondements scripturaires ?
Ruggero Vimercati Sanseverino : Si l’on considère l’hagiologie musulmane dans son ensemble, la sainteté apparaît essentiellement comme la réalisation du modèle muhammadien. Le saint est en premier lieu un héritier du Prophète et la sainteté n’est pas autre chose que l’aspect le plus profond de cet héritage muhammadien.
Or, on voit bien dans l’histoire de Fès, que cette imitatio muhammadi peut se réaliser selon diverses modalités. Dans les premiers siècles, c’est l’aspect de la pratique qui est mis en avant, notamment la pratique de l’ascétisme (zuhd, warʿa) et des vertus (makārim al-akhlāq). Le saint est celui qui a réalisé les vertus spirituelles constituant la dimension intérieure de la Sunna, le modèle normatif du Prophète. Avec Abū Madyan al-Ghawth au XIIe siècle l’accent est déplacé vers la finalité contemplative des vertus, à savoir la connaissance spirituelle. Or, pour comprendre le discours hagiographique, il est important de savoir que cette connaissance n’est pas d’ordre mental, mais qu’il s’agit en effet d’une expérience transfigurant l’être du connaissant. Ici, l’héritage prophétique se confond effectivement avec la réalisation du tawḥīd. Quelques générations plus tard, des personnages comme Ibn ʿAbbād al-Rundī et ensuite Zarrūq, se trouvent dans le contexte fort différent du monde des medersas mérinides et wattassides. Ces deux saints incarnent, chacun à sa façon, une symbiose entre le savoir religieux et la connaissance spirituelle. Avec al-Jazūlī, l’auteur du fameux Dalā’il al-khayrāt, la sainteté acquiert un aspect que l’on appellerait aujourd’hui « politique » mais qui ne s’épuise pas dans la gestion du pouvoir temporel ; l’idée ici, est que la sainteté, en tant qu’héritage prophétique, comporte la sollicitude pour la communauté musulmane dans son ensemble et non seulement pour le cercle restreint des adeptes. Selon cette conception, l’autorité du saint s’étend alors sur toute la communauté. Des personnalités comme Abū al-Maḥāsin al-Fāsī, al-Dabbāgh, ou encore les fondateurs des grands ordres soufis du XIXe siècle, représentent chacun à sa manière, un aspect particulier du modèle prophétique, et marquent ainsi une certaine conception de la sainteté. Cela étant dit, ces idéal-types hagiographiques ne doivent pas être appréhendés de manière trop catégorique, car il existe d’innombrables nuances, voire des cas expressément atypiques.
En ce qui concerne la signification de la sainteté, le terme walī (« saint ») est généralement expliqué comme man yatawallā Allahu amrahu, « celui dont l’affaire est prise en charge par Dieu ». On trouve également assez souvent le verset coranique « Il (Dieu) est Celui qui prend en charge (yatawallā) les bienfaisants (al-ṣāliḥīn) » (Cor. 7:196). Autrement dit, le saint est celui dont le vouloir s’est effacé dans le vouloir divin et c’est dans ce sens que la sainteté - c’est-à-dire la sanctification de l’homme - peut être interprétée comme étant le sens profond et la finalité de l’islam, « le fait de se rendre à Dieu et de se remettre à Lui ». Dans la littérature soufie, on cite souvent le ḥadīth qudsī transmis par Bukhārī pour illustrer cet état d’être : « Dieu le Très-Haut a dit : Je déclarerai la guerre à quiconque se montre hostile à l'un de Mes amis (walī). Parmi tous les moyens employés par Mon serviteur pour se rapprocher de Moi, rien ne M'est plus agréable que la pratique de ce que Je lui ai imposé. Mon serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi par les actes surrérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Une fois que Je l’ai aimé, Je deviens l’ouïe avec laquelle il entend, la vue avec laquelle il voit, la main avec laquelle il combat et le pied avec lequel il marche. S’il Me demande alors quelque chose Je le lui donne et, s’il se met sous Ma protection, Je la lui accorde ».
Un autre terme désignant le saint dans la littérature hagiographique de Fès est celui de ṣāliḥ, particulièrement dans les premiers ouvrages de ce genre. Or, le terme coranique de ṣalāh est généralement défini comme le contraire de fasād, « corruption » ; le ṣāliḥ est donc « celui dont l’état s’est régénéré » (ṣalaḥa ḥāluhu) ; il s’agit ici essentiellement d’un état de conformité aux commandements divins, ces derniers n’étant que l’expression normative de la volonté de Dieu. L’idée d’un effacement de la volonté individuelle dans la volonté divine apparaît donc, encore une fois, comme étant centrale.
Un autre élément important mis en avant dans la littérature musulmane est celui de « la proximité », al-qurb. Le saint est celui qui est sanctifié par la proximité divine, proximité qui ne doit évidemment pas s’entendre dans un sens spatial, mais dans un sens qualitatif où l’être du saint est absorbé par la conscience de la présence divine (al-ḥaḍra).
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les divers aspects de la sainteté tels qu’ils apparaissent dans l’hagiographie et la littérature soufie. Mais ce qui - d’un point de vue phénoménologique - transparaît dans les anecdotes sur les vies des saints de Fès, c’est essentiellement cette « simplicité d’être » totalement désarmante, qui fait apparaître le saint comme « inattaquable » ; personne ne peut lui causer du mal, car il s’est détaché de tout considération d’ordre individuel. De même, il semble que l’anthropologie du discours hagiographique se fonde sur le concept de fitra : le saint est celui qui a réalisé la nature primordiale, la simplicité originelle et la pureté, et enfin, la liberté ; il apparaît comme étant délivré des contraintes émotionnelles, psychologiques et sociales. En même temps, la douceur de ces êtres, et leur sensibilité transparaît dans les diverses anecdotes. Cependant, on trouve aussi des personnages assez tranchants, surtout lorsqu’il s’agit de faire valoir la rigueur de la loi sacrée et de réveiller la conscience des hommes. La clairvoyance des saints, qui leur permet de « voir les choses telles qu’elles sont », constitue un autre motif fréquent de l’hagiographie. En réalité, ces anecdotes dévoilent la « fragilité » des saints vis-à-vis de la toute-puissance divine (al-qudrat al-ilāhiyya). Or, comme le dit un adage soufi, « le saint est comme un enfant dans l’enceinte (ḥujr) de Dieu ». Pour moi, l’intérêt de l’hagiographie réside dans le fait qu’elle nous présente une certaine vision de la complexité de la condition humaine ; elle constitue, en effet, une anthropologie sacrée qui est devenue difficile d’accès pour l’homme modern.
Les Cahiers de l'Islam : Quels sont les éléments qui ont fondé la tradition spirituelle de Fès ?
Ruggero Vimercati Sanseverino : Une analyse des sources hagiographiques révèle que l’idée d’héritage prophétique représente l’élément constitutif de ce que j’appelle la tradition spirituelle de Fès. Cet héritage se transmet depuis le Prophète selon des modalités diverses : intellectuellement comme science (ʿilm), généalogiquement comme ascendance (sharaf) et spirituellement comme sainteté (walāya). Ces trois modalités déterminent effectivement la genèse et l’évolution de la tradition religieuse et spirituelle de Fès. Cela dit, l’importance de l’ascendance prophétique est peut-être une singularité de Fès par rapport à d’autres villes musulmanes. Fès est considérée comme le berceau des shurafāʾ (descendants du Prophète Muḥammad) du Maghreb. C’est pourquoi la figure de Mawlāy Idrīs II, descendant du Prophète de la sixième génération, auquel est traditionnellement attribuée la fondation de Fès, incarne la naissance et la continuité de la tradition de sainteté à Fès. Selon la vision hagiographique de sa personnalité, il réunit en lui les trois modalités de l’héritage prophétique évoquées plus haut, à savoir la science, l’ascendance et la sainteté, qui ne sont que des formes différentes de l’autorité spirituelle. S’y ajoute une autre modalité de cet héritage, à savoir la justice, c’est-à-dire le pouvoir temporel. La continuité avec cet héritage prophétique symbolisé par Idrīs II, est tout fait fondamentale. C’est sur cette continuité que se fonde la vitalité de la tradition spirituelle de Fès, c’est-à-dire sa capacité de s’adapter aux situations historiques les plus diverses.
Ruggero Vimercati Sanseverino : Une analyse des sources hagiographiques révèle que l’idée d’héritage prophétique représente l’élément constitutif de ce que j’appelle la tradition spirituelle de Fès. Cet héritage se transmet depuis le Prophète selon des modalités diverses : intellectuellement comme science (ʿilm), généalogiquement comme ascendance (sharaf) et spirituellement comme sainteté (walāya). Ces trois modalités déterminent effectivement la genèse et l’évolution de la tradition religieuse et spirituelle de Fès. Cela dit, l’importance de l’ascendance prophétique est peut-être une singularité de Fès par rapport à d’autres villes musulmanes. Fès est considérée comme le berceau des shurafāʾ (descendants du Prophète Muḥammad) du Maghreb. C’est pourquoi la figure de Mawlāy Idrīs II, descendant du Prophète de la sixième génération, auquel est traditionnellement attribuée la fondation de Fès, incarne la naissance et la continuité de la tradition de sainteté à Fès. Selon la vision hagiographique de sa personnalité, il réunit en lui les trois modalités de l’héritage prophétique évoquées plus haut, à savoir la science, l’ascendance et la sainteté, qui ne sont que des formes différentes de l’autorité spirituelle. S’y ajoute une autre modalité de cet héritage, à savoir la justice, c’est-à-dire le pouvoir temporel. La continuité avec cet héritage prophétique symbolisé par Idrīs II, est tout fait fondamentale. C’est sur cette continuité que se fonde la vitalité de la tradition spirituelle de Fès, c’est-à-dire sa capacité de s’adapter aux situations historiques les plus diverses.
Les Cahiers de l'Islam : D’après vous quel est le rôle et le poids effectif de la sainteté aujourd'hui ?
Ruggero Vimercati Sanseverino : La sainteté est un phénomène qui se veut, de par sa nature même, indépendant de ses manifestations et de son « impact ». Une autre difficulté vient du fait que la conception d’ « effectivité » du discours hagiographique est assez différente de celle que nous avons aujourd’hui habituellement. D’après l’hagiologie musulmane, l’effectivité de la sainteté, s’il est permis de s’exprimer ainsi, est toute sotériologique. Elle concerne en premier lieu le salut de l’homme et son devenir spirituel.
Pour toutes ces raisons, parler du « poids effectif » me semble plutôt difficile. Comment définit-on l’effectivité ? Autrement dit, de quelle effectivité parle-t-on ? Dans l’anthropologie culturelle il est de bon usage de confondre la sacralité, le charisme et la sainteté d’un être, alors que les deux premiers ne sont en effet que deux conséquences de cette relation privilégiée de l’homme à Dieu qu’est la sainteté. Ces concepts sont issus d’un cadre culturel marqué par le christianisme, c’est pourquoi leur emploi pour expliquer des phénomènes de l’islam doit prêter à caution. A la différence du christianisme, en islam il ne doit pas y avoir obligatoirement un procès de reconnaissance canonique ou publique - ce n’est pas la vox populi qui « fait » le saint. En islam, ne peut reconnaître le rang d’un saint que le saint, et l’œuvre d’Ibn al-‘Arabī montre que pour les soufis eux-mêmes, la typologie initiatique exige l’autorité du kashf, le dévoilement spirituel. Le saint caché constitue l’un des thèmes favoris de l’hagiologie musulmane et correspond aux plus hauts degrés de la hiérarchie initiatique. C’est pourquoi, pour prendre un exemple, c’est seulement le témoignage d’Ibn al-‘Arabī qui permet de d’identifier à Fès le pôle de son temps - c’est-à-dire la fonction suprême de la hiérarchie de la sainteté – qui était un personnage tout à fait ordinaire et inconnu.
Si l’hagiographie a pour vocation de rendre palpable l’aspect invisible et caché de la sainteté, elle n’est toutefois pas en mesure de restituer une réalité considérée comme incommunicable. Le récit hagiographique se réfère à des signes visibles et opère nécessairement un certain choix parmi celles-ci. Donc elle capte seulement un aspect et offre une vision partielle de cette réalité complexe qu’est la personnalité du saint. C’est pourquoi par ailleurs l’hagiographie a été critiquée par certains saints.
Mais on peut essayer de poser cette question d’une autre manière : Y a-t-il encore aujourd’hui dans le monde musulman des personnes qui sont considérées comme des saints ? Certainement ! Après tout, la sainteté est quelque chose qui est ressenti ou aperçu intuitivement, par une sorte de « sens du sacré » inhérent à la sensibilité du croyant. Ont-ils encore une influence dans leurs sociétés, malgré l’essor de ce qu’on peut appeler l’ « islam moderne » et ses multiples formes comme le réformisme, la salafisme, le néo-fondamentalisme ou l’ « islam de marché » ? Pour ma part, je pense qu’il serait trop hâtif de considérer le modèle hagiographique de la sainteté comme une relique du Moyen Age et d’une attitude obscurantiste destinée à disparaître au fur et à mesure. Au Maroc par exemple, on peut observer un regain d’intérêt considérable pour la sainteté. Certes, des motifs politiques y jouent un certain rôle, mais il serait naïf de considérer ce phénomène comme le seul fait des manœuvres du gouvernement. Il me semble plutôt que cet intérêt exprime un besoin de certitude, d’authenticité et de confiance de la part d’une société se trouvant dans une situation extrêmement délicate, et le Maroc n’est certainement pas un cas unique à cet égard. Le saint incarne en quelque sort la vitalité de la tradition, mais aussi la certitude et la confiance dans le destin transcendant de l’homme. Il y a un effet miroir, sur lequel insiste d’ailleurs l’hagiographie : la figure du saint nous renvoie à nous-mêmes et fait appel à quelque chose en nous qui nous dépasse, mais qui en même temps donne un sens supérieur à notre existence. Si ce n’est que pour ces raisons, la sainteté continuera certainement de jouer un rôle important au cœur même des bouleversements que l’homme du 21e siècle est en train de traverser.
Ruggero Vimercati Sanseverino : La sainteté est un phénomène qui se veut, de par sa nature même, indépendant de ses manifestations et de son « impact ». Une autre difficulté vient du fait que la conception d’ « effectivité » du discours hagiographique est assez différente de celle que nous avons aujourd’hui habituellement. D’après l’hagiologie musulmane, l’effectivité de la sainteté, s’il est permis de s’exprimer ainsi, est toute sotériologique. Elle concerne en premier lieu le salut de l’homme et son devenir spirituel.
Pour toutes ces raisons, parler du « poids effectif » me semble plutôt difficile. Comment définit-on l’effectivité ? Autrement dit, de quelle effectivité parle-t-on ? Dans l’anthropologie culturelle il est de bon usage de confondre la sacralité, le charisme et la sainteté d’un être, alors que les deux premiers ne sont en effet que deux conséquences de cette relation privilégiée de l’homme à Dieu qu’est la sainteté. Ces concepts sont issus d’un cadre culturel marqué par le christianisme, c’est pourquoi leur emploi pour expliquer des phénomènes de l’islam doit prêter à caution. A la différence du christianisme, en islam il ne doit pas y avoir obligatoirement un procès de reconnaissance canonique ou publique - ce n’est pas la vox populi qui « fait » le saint. En islam, ne peut reconnaître le rang d’un saint que le saint, et l’œuvre d’Ibn al-‘Arabī montre que pour les soufis eux-mêmes, la typologie initiatique exige l’autorité du kashf, le dévoilement spirituel. Le saint caché constitue l’un des thèmes favoris de l’hagiologie musulmane et correspond aux plus hauts degrés de la hiérarchie initiatique. C’est pourquoi, pour prendre un exemple, c’est seulement le témoignage d’Ibn al-‘Arabī qui permet de d’identifier à Fès le pôle de son temps - c’est-à-dire la fonction suprême de la hiérarchie de la sainteté – qui était un personnage tout à fait ordinaire et inconnu.
Si l’hagiographie a pour vocation de rendre palpable l’aspect invisible et caché de la sainteté, elle n’est toutefois pas en mesure de restituer une réalité considérée comme incommunicable. Le récit hagiographique se réfère à des signes visibles et opère nécessairement un certain choix parmi celles-ci. Donc elle capte seulement un aspect et offre une vision partielle de cette réalité complexe qu’est la personnalité du saint. C’est pourquoi par ailleurs l’hagiographie a été critiquée par certains saints.
Mais on peut essayer de poser cette question d’une autre manière : Y a-t-il encore aujourd’hui dans le monde musulman des personnes qui sont considérées comme des saints ? Certainement ! Après tout, la sainteté est quelque chose qui est ressenti ou aperçu intuitivement, par une sorte de « sens du sacré » inhérent à la sensibilité du croyant. Ont-ils encore une influence dans leurs sociétés, malgré l’essor de ce qu’on peut appeler l’ « islam moderne » et ses multiples formes comme le réformisme, la salafisme, le néo-fondamentalisme ou l’ « islam de marché » ? Pour ma part, je pense qu’il serait trop hâtif de considérer le modèle hagiographique de la sainteté comme une relique du Moyen Age et d’une attitude obscurantiste destinée à disparaître au fur et à mesure. Au Maroc par exemple, on peut observer un regain d’intérêt considérable pour la sainteté. Certes, des motifs politiques y jouent un certain rôle, mais il serait naïf de considérer ce phénomène comme le seul fait des manœuvres du gouvernement. Il me semble plutôt que cet intérêt exprime un besoin de certitude, d’authenticité et de confiance de la part d’une société se trouvant dans une situation extrêmement délicate, et le Maroc n’est certainement pas un cas unique à cet égard. Le saint incarne en quelque sort la vitalité de la tradition, mais aussi la certitude et la confiance dans le destin transcendant de l’homme. Il y a un effet miroir, sur lequel insiste d’ailleurs l’hagiographie : la figure du saint nous renvoie à nous-mêmes et fait appel à quelque chose en nous qui nous dépasse, mais qui en même temps donne un sens supérieur à notre existence. Si ce n’est que pour ces raisons, la sainteté continuera certainement de jouer un rôle important au cœur même des bouleversements que l’homme du 21e siècle est en train de traverser.