L’un de ses principaux apports est de montrer que l’islam n’est pas né d’un coup avec la prédication de Muḥammad, mais correspond à l’aboutissement d’une lente transformation des croyances en lien avec l’affirmation locale, puis régionale, d’une principauté arabique. Historiquement, il n’y eut pas d’« islam » tant qu’un processus de canonisation, passant par l’édition du Coran, ne fut pas suffisamment avancé. L’appellation « paléo-islam » pour désigner cette période formative apparaît, de ce fait, plus que justifiée et l’on ne doute point qu’elle fera école.
Mathieu Tillier
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée , 145 | septembre 2019 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
Relié: 662 pages
Editeur : Cambridge University Press (6 mars 2014)
Langue : Anglais
ISBN-10: 1107031877
ISBN-13: 978-1107031876
Editeur : Cambridge University Press (6 mars 2014)
Langue : Anglais
ISBN-10: 1107031877
ISBN-13: 978-1107031876
L’apparition d’un nouveau monothéisme en Arabie au VIIe siècle de notre ère demeure sans doute un des thèmes historiographiques les plus polémiques de notre époque. Aziz Al-Azmeh offre sa contribution au débat en proposant de lire la genèse de l’islam dans son contexte tardo-antique. Cette approche, qui n’est pas nouvelle en soi, a souvent conduit à mettre en exergue les influences des autres monothéismes sur la nouvelle religion. Les investigations de l’auteur le conduisent à des conclusions opposées : l’islam devint la religion que l’on connaît au terme d’une évolution du polythéisme arabe. C’est à cette période formative, celle d’un « paléo-islam » qui s’étend jusqu’à la fin du viie siècle, qu’est consacré ce livre.
Au terme de deux chapitres introductifs qui modélisent l’évolution des religions polythéistes dans l’Antiquité tardive, en lien avec l’idéologie impériale des Romains, Aziz Al-Azmeh braque son objectif vers les royaumes et principautés d’Arabie, leurs liens avec les empires byzantin et sassanide, leur organisation politique et sociale, leurs langues et leurs cultures. Dans un espace péninsulaire où les religions monothéistes gagnent du terrain, le Hedjaz central du vie siècle apparaît comme un réservoir polythéiste, relativement en marge des grandes évolutions politiques, religieuses et sociales du reste de l’Arabie. Le déclin des Naṣrides et des Jafnides, les dynasties du sud de l’Irak et de la Syrie alliées respectivement aux Sassanides et aux Byzantins, aurait permis à La Mecque, jusque-là une bourgade secondaire, de s’imposer peu à peu sur la scène politique : la tribu de Quraysh – et en son sein, le clan des Omeyyades – constitua à son tour une principauté qui, forte de ses succès militaires, en vint à élaborer une idéologie impériale.
Le paléo-islam, insiste l’auteur, est bien une religion issue de l’Arabie païenne. Aziz Al-Azmeh revient donc, dans un chapitre intitulé « Preface to Allāh », aux cultes arabes antéislamiques. Les divinités les plus célèbres, comme Allāt (associée à Athéna ou à Ishtar), al-ʿUzza et Manāt, n’exerçaient pas de fonctions spécifiques et n’entraient dans aucune hiérarchie. L’auteur, qui se concentre sur le culte plus que sur l’imaginaire religieux, constate une tension chez les anciens Arabes entre aniconisme et anthropomorphisme, dont témoignent les bétyles qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui, comme la pierre noire de la Kaʿba. La retraite spirituelle de Muḥammad dans la grotte de Ḥirā’ ne serait autre qu’un rite expiatoire répandu dans le paganisme arabe. Au milieu du vie siècle, une tendance à la monolâtrie se serait répandue en Arabie – ce dont témoignent plusieurs apostolats comme celui de Ḫālid b. Sinān al-ʿAbsī, dont Muḥammad aurait reconnu le caractère prophétique –, tandis qu’au sud de la péninsule le dieu Raḥmānan, associé au Dieu biblique, se substituait peu à peu aux divinités païennes. La pénétration du christianisme, sensible au Yémen, semble avoir été très faible au Hedjaz, et l’auteur doute par ailleurs de l’orthodoxie des juifs de Médine. L’introduction précoce d’un lectionnaire chrétien au Hedjaz – dans lequel, selon des historiens récents, le Coran pourrait tirer sa source – semble très improbable ; Al-Azmeh privilégie en revanche l’hypothèse de la circulation, en Arabie, de versions syriaques du Diatessaron. Il réfute au passage l’idée que l’islam proviendrait d’une secte judéo-chrétienne, ce courant n’ayant laissé aucune trace en Arabie.
Selon la thèse que soutient Aziz Al-Azmeh, la promotion d’un Dieu unique, nommé Allāh, par Muḥammad et ses successeurs, relève d’une évolution endogène. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, Allāh n’aurait pas été révéré à l’époque antéislamique, et ne peut donc avoir été conçu comme une divinité supérieure du panthéon arabe. Il s’agissait d’un simple nom, désignation d’une entité mal définie, évoquée en certaines occasions. Le Dieu de Muḥammad, d’abord appelé rabb (« Seigneur »), adopta rapidement le nom propre d’al-Raḥmān, puis d’Allāh – qui ne dérive ni de l’arabe ilāh (« dieu ») ni du syriaque Alāha (« Dieu »). La divinité tutélaire de Muḥammad fut associée au bétyle mecquois, la pierre noire. Muḥammad lui-même ne se voyait à l’origine que comme un avertisseur (nadhīr). Aziz Al-Azmeh réfute pourtant le caractère apocalyptique de sa prédication : les dernières sourates du Coran, souvent envisagées comme telles, feraient allusion aux simples calamités naturelles dont les peuples d’Arabie étaient coutumiers, et qui traduisaient la colère du bétyle. Il est possible, remarque l’auteur, qu’al-Raḥmān et Allāh aient été considérés à l’origine comme deux entités distinctes. L’appellation Allāh qui, à la différence d’al-Raḥmān, n’était celle d’aucun dieu d’Arabie, l’emporta, tandis que les épithètes d’anciennes divinités du panthéon arabe devenaient les autres noms de Dieu. Il serait erroné, selon Al-Azmeh, de penser que Muḥammad prêcha dès le début un monothéisme strict : il s’agissait plutôt d’une forme de monolâtrie. L’unicité de Dieu n’aurait été proclamée qu’après la bataille de Badr, en l’an 2 de l’hégire. L’émergence de ce monothéisme provoqua une reconfiguration des cultes (prière, pèlerinage) et une réforme du calendrier, ainsi que la biblicisation croissante des révélations coraniques. D’avertisseur, Muḥammad se mua en prophète (nabī) ; son inspiration initiale (waḥī, similaire à celle du devin païen, kāhin), devint révélation.
Cette première étape du paléo-islam pourrait, selon Aziz Al-Azmeh, être qualifiée de « muḥammadisme ». Et l’auteur d’analyser, dans le sixième chapitre, les caractéristiques de la communauté qui se constitua autour de l’Apôtre, divisée entre mu’minūn (ceux qui manifestaient une adhésion politique et religieuse au mouvement) et muslimūn (ceux qui se contentaient d’une allégeance politique). L’auteur accepte l’idée, défendue par Y. Nevo et J. Koren sur la base de sources épigraphiques, que beaucoup des premiers « musulmans » suivaient un monothéisme vague et indéterminé [1]. L’action de Muḥammad aboutit à la fondation d’une quasi-royauté, dans laquelle le prophète était un souverain et législateur doté d’emblèmes royaux (qubba, ʿanaza) et de privilèges – comme celui du nombre non limité d’épouses.
Sur le plan dogmatique, le paléo-islam se caractérisait par son insistance sur l’unicité et la transcendance de Dieu. La croyance en la prophétie de Muḥammad n’apparaissait pas encore comme essentielle ; ce n’est que sous les Marwānides, à la fin du viie siècle, qu’émerge progressivement un culte du Prophète. La piété militante associée aux adhérents du mouvement ne serait qu’un trope anachronique, projeté en arrière par des sources plus tardives. Les premiers « musulmans », peu inquiétés par la notion de péché, auraient été bien éloignés des pratiques ascétiques qu’on leur attribue. La nouvelle religion demeurait mal connue de ses propres adhérents en raison de la circulation limitée et fragmentaire du Coran. Aux yeux de l’auteur, c’est l’appartenance à une nouvelle communauté, puis l’entrée de celle-ci, sous les Omeyyades, dans l’ordre œcuménique impérial, qui caractérise les premières décennies du paléo-islam.
L’élaboration d’une écriture canonique, par la fixation du Coran au cours des quinze années qui suivirent la mort de Muḥammad, représente une étape cruciale vers la formation de l’islam (chap. 7). Ce travail de mise par écrit, impliquant des ajouts et des amplifications, passa aussi par une classification littéraire du matériau : certaines paroles considérées comme d’origine divine intégrèrent le Coran tandis que d’autres en étaient exclues pour intégrer la catégorie du ḥadīth qudsī. Aziz Al-Azmeh considère comme vraisemblables les récits signalant l’existence précoce de ṣuḥuf-s coraniques, comme ceux qu’auraient possédé certaines épouses du Prophète, et insiste sur la transmission écrite précoce de ce matériau en tandem avec sa récitation orale – transmission dont témoignent des textes para-coraniques préservés dans la poésie comme dans les sources épigraphiques et numismatiques. Le codex établi par ʿUthmān aurait eu pour seul objectif de fixer le ductus consonantique du texte, tout en le laissant ouvert à des oralisations variées en fonction du dialecte de chaque lecteur.
Aziz Al-Azmeh termine son ouvrage sur ce qui apparaît comme l’éclosion de l’islam (chap. 8). Les Omeyyades, qui se posaient avant tout en successeurs des Romains, furent les véritables promoteurs d’une religion qui, à partir des années 60/680, se voulut universelle, à l’image de l’empire qu’ils bâtissaient. En somme – et telle est la thèse principale du livre –, la création d’un empire fut le principal catalyseur de la construction du monothéisme islamique.
Rendre compte de tous les sujets traités dans cet ouvrage foisonnant est impossible : aussi me suis-je contenté, dans ce qui précède, de dégager quelques-unes des lignes de force qui me paraissent les plus représentatives des thèses de l’auteur. L’histoire qu’écrit Aziz Al-Azmeh est avant tout celle de la religion qui devint l’islam lorsque ses adhérents reprirent à leur compte l’idéologie œcuménique de l’Empire romain. L’ouvrage relève à la fois de la synthèse historiographique et d’une réflexion personnelle fondée sur des sources primaires. Aziz Al-Azmeh met à profit une immense bibliographie, tant en anglais qu’en français et en arabe. L’un des grands mérites de son travail est de montrer à quel point la lecture croisée des sources littéraires et documentaires permet d’élaborer un récit cohérent de la genèse de l’islam en Arabie et de ses premières évolutions dogmatiques en lien avec l’œuvre politique des premiers monarques mecquois. L’ouvrage rompt donc avec les courants historiographiques ultra-critiques, qui ont régulièrement jeté le doute, depuis le début du XXe siècle, sur les origines péninsulaires de l’Islam. Dans le même temps, le récit que propose Aziz Al-Azmeh se distingue de la vision traditionnelle des auteurs musulmans. L’islam provient de la transformation progressive du polythéisme tel qu’il était encore pratiqué dans le Hedjaz à l’aube du VIIe siècle, en passant par une phase d’hénothéisme (c’est-à-dire la reconnaissance d’un dieu suprême, mais pas encore unique) aux premiers temps de la prédication de Muḥammad. La religion que professait ce dernier, tout comme ses successeurs à la tête de la principauté médinoise, n’était pas encore l’ « islam », et ce n’est que vers la fin du VIIe siècle que la nouvelle religion prit les caractéristiques dogmatiques et cultuelles permettant de lui donner ce nom. Les conclusions d’Aziz Al-Azmeh s’approchent ainsi de celles défendues par Fred M. Donner dans Muhammad and the Believers [2].
En dépit de ses qualités, l’ouvrage d’Aziz Al-Azmeh demeure d’un abord difficile. Au phrasé simple de l’anglais académique habituel, l’auteur préfère de longues sentences tortueuses et souvent jargonneuses. Les chapitres les plus originaux sont, sans doute, ceux qui traitent de l’évolution religieuse de l’Arabie antéislamique. À partir du chapitre 6, le récit prend une tonalité plus attendue, fondée sur la chronologie traditionnelle des premières décennies de l’Islam ; on relèvera d’ailleurs quelques interprétations obsolètes, comme celle de la « révolte » d’Ibn al-Zubayr pendant la deuxième fitna – alors que ce souverain fut un temps reconnu sur la plus grande partie des territoires orientaux de l’empire –, ou encore l’idée que le dôme du Rocher commémore l’empreinte du pied de Muḥammad (p. 426). Certaines analyses apparaîtront quelque peu confuses et spéculatives à l’œil non averti, comme les pages consacrées à l’apparition du terme « Allāh ».
La principale objection que l’on pourra opposer à l’auteur est d’ordre méthodologique. Nulle part Aziz Al-Azmeh ne précise comment il sélectionne et utilise les sources, en particulier les récits littéraires relatifs à l’Arabie antéislamique et au VIIe siècle. L’impression dominante est qu’il fait feu de tout bois, sans prendre la peine de s’interroger sur le discours tenu par les sources. Les épisodes de la vie de Muḥammad, tirés d’une Sīra composée sur le tard et dans une dynamique de canonisation dont l’auteur analyse avec justesse les débuts, sont évoqués sans distance critique comme des « récits hautement crédibles » (p. 374) – mais selon quels critères ? –, voire comme des « faits historiques » (p. 351). Certes, l’auteur se montre parfois plus hésitant : « what is said of Muḥammad ad hominem and as founding hero cannot be taken for established. […] But still, there are telling details » (p. 376). Son objectif est de montrer que le récit traditionnel des musulmans prend un sens historiquement acceptable si l’on s’efforce de le lire au regard de l’anthropologie historique et de l’histoire des religions. Mais peut-on pour autant céder à la tentation positiviste ? L’absence de regard critique sur les sources affaiblit l’ensemble de la démonstration.
De fait, quelques conclusions peuvent surprendre. À partir du chapitre 6, Aziz Al-Azmeh, qui s’emploie au début de l’ouvrage à décortiquer la foi et le culte des anciens Arabes dans une perspective d’histoire religieuse, ne lit plus l’histoire de la première communauté paléo-musulmane qu’à travers un filtre politique. Il évacue ainsi d’un revers de manche l’hypothèse que les adhérents de la nouvelle foi purent être animés d’une authentique piété ou de craintes eschatologiques : il s’agirait, pour le coup, de la simple projection en arrière de modèles plus tardifs. Les milliers de graffitis gravés sur les roches d’Arabie et de Syrie, portant des demandes de pardon, suggèrent pourtant le contraire. L’interprétation de ces sources pose certes des difficultés. Mais occulter le poids de la foi dans les premiers développements de l’Islam paraît arbitraire.
Malgré ces réserves, l’ouvrage d’Aziz Al-Azmeh constitue une somme érudite et utile, ne serait-ce que pour la profusion de détails et de références que l’on y trouvera. L’un de ses principaux apports est de montrer que l’islam n’est pas né d’un coup avec la prédication de Muḥammad, mais correspond à l’aboutissement d’une lente transformation des croyances en lien avec l’affirmation locale, puis régionale, d’une principauté arabique. Historiquement, il n’y eut pas d’« islam » tant qu’un processus de canonisation, passant par l’édition du Coran, ne fut pas suffisamment avancé. L’appellation « paléo-islam » pour désigner cette période formative apparaît, de ce fait, plus que justifiée et l’on ne doute point qu’elle fera école.
_____________________
[1] Yehuda D. Nevo et Judith Koren, Crossroads to Islam: the Origins of the Arab Religion and the Arab State, Prometheus Books, Amherst, 2003.
[2] Fred M. Donner, Muhammad and the Believers. At the Origins of Islam, Harvard University Press, Cambridge (Mass.)-Londres, 2010.
[1] Yehuda D. Nevo et Judith Koren, Crossroads to Islam: the Origins of the Arab Religion and the Arab State, Prometheus Books, Amherst, 2003.
[2] Fred M. Donner, Muhammad and the Believers. At the Origins of Islam, Harvard University Press, Cambridge (Mass.)-Londres, 2010.