Chronique publiée dans Le Monde du dimanche 22 et lundi 23 novembre 2015. Blog de T. Piketty .
Face au terrorisme, la réponse doit être en partie sécuritaire. Il faut frapper Daech, arrêter ceux qui en sont issus. Mais il faut aussi s’interroger sur les conditions politiques de ces violences, sur les humiliations et les injustices qui font que ce mouvement bénéficie de soutiens importants au Moyen-Orient, et suscite aujourd’hui des vocations sanguinaires en Europe. A terme, le véritable enjeu est la mise en place d’un modèle de développement social et équitable, là-bas et ici.
C’est une évidence : le terrorisme se nourrit de la poudrière inégalitaire moyen-orientale, que nous avons largement contribuée à créer. Daech, « Etat islamique en Irak et au Levant », est directement issu de la décomposition du régime irakien, et plus généralement de l’effondrement du système de frontières établi dans la région en 1920.
Après l’annexion du Koweït par l’Irak, en 1990-1991, les puissances coalisées avaient envoyé leurs troupes pour restituer le pétrole aux émirs – et aux compagnies occidentales. On inaugura au passage un nouveau cycle de guerres technologiques et asymétriques – quelques centaines de morts dans la coalition pour « libérer » le Koweït, contre plusieurs dizaines de milliers côté irakien. Cette logique a été poussée à son paroxysme lors de la seconde guerre d’Irak, entre 2003 et 2011 : environ 500 000 morts irakiens pour plus de 4 000 soldats américains tués, tout cela pour venger les 3 000 morts du 11-Septembre, qui pourtant n’avaient rien à voir avec l’Irak. Cette réalité, amplifiée par l’asymétrie extrême des pertes humaines et l’absence d’issue politique dans le conflit israélo-palestinien, sert aujourd’hui à justifier toutes les exactions perpétrées par les djihadistes. Espérons que la France et la Russie, à la manœuvre après le fiasco américain, fassent moins de dégâts et suscitent moins de vocations.
Concentration des ressources
Au-delà des affrontements religieux, il est clair que l’ensemble du système politique et social de la région est surdéterminé et fragilisé par la concentration des ressources pétrolières sur de petits territoires sans population. Si l’on examine la zone allant de l’Egypte à l’Iran, en passant par la Syrie, l’Irak et la péninsule Arabique, soit environ 300 millions d’habitants, on constate que les monarchies pétrolières regroupent entre 60 % et 70 % du PIB régional, pour à peine 10 % de la population, ce qui en fait la région la plus inégalitaire de la planète.
Encore faut-il préciser qu’une minorité des habitants des pétromonarchies s’approprient une part disproportionnée de cette manne, alors que de larges groupes (femmes et travailleurs immigrés notamment) sont maintenus dans un semi-esclavage. Et ce sont ces régimes qui sont soutenus militairement et politiquement par les puissances occidentales, trop heureuses de récupérer quelques miettes pour financer leurs clubs de football, ou bien pour leur vendre des armes. Pas étonnant que nos leçons de démocratie et de justice sociale portent peu au sein de la jeunesse moyen-orientale.
Pour gagner en crédibilité, il faudrait démontrer aux populations qu’on se soucie davantage du développement social et de l’intégration politique de la région que de nos intérêts financiers et de nos relations avec les familles régnantes.
Déni de démocratie
Concrètement, l’argent du pétrole doit aller en priorité au développement régional. En 2015, le budget total dont disposent les autorités égyptiennes pour financer l’ensemble du système éducatif de ce pays de près de 90 millions d’habitants est inférieur à 10 milliards de dollars (9,4 milliards d’euros). Quelques centaines de kilomètres plus loin, les revenus pétroliers atteignent les 300 milliards de dollars pour l’Arabie saoudite et ses 30 millions d’habitants, et dépassent les 100 milliards de dollars pour le Qatar et ses 300 000 Qataris. Un modèle de développement aussi inégal ne peut conduire qu’à la catastrophe. Le cautionner est criminel.
Quant aux grands discours sur la démocratie et les élections, il faudrait cesser de les tenir uniquement quand les résultats nous arrangent. En 2012, en Egypte, Mohamed Morsi avait été élu président dans une élection à la régulière, ce qui n’est pas banal dans l’histoire électorale arabe. Dès 2013, il était expulsé du pouvoir par les militaires, qui ont aussitôt exécuté des milliers de Frères musulmans, dont l’action sociale a pourtant souvent permis de pallier les carences de l’Etat égyptien. Quelques mois plus tard, la France passe l’éponge afin de vendre ses frégates et de s’accaparer une partie des maigres ressources publiques du pays. Espérons que ce déni de démocratie n’aura pas les mêmes conséquences morbides que l’interruption du processus électoral en Algérie en 1992.
Reste la question : comment des jeunes qui ont grandi en France peuvent-ils confondre Bagdad et la banlieue parisienne, et chercher à importer ici des conflits qui ont lieu là-bas ? Rien ne peut excuser cette dérive sanguinaire, machiste et pathétique. Tout juste peut-on noter que le chômage et la discrimination professionnelle à l’embauche (particulièrement massive pour les personnes qui ont coché toutes les bonnes cases en termes de diplôme, expérience, etc., comme l’ont montré des travaux récents) ne doivent pas aider. L’Europe, qui avant la crise financière parvenait à accueillir un flux migratoire net de 1 million de personnes par an, avec un chômage en baisse, doit relancer son modèle d’intégration et de création d’emplois. C’est l’austérité qui a conduit à la montée des égoïsmes nationaux et des tensions identitaires. C’est par le développement social et équitable que la haine sera vaincue.