Les cahiers de l'Islam
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Samedi 24 Janvier 2015

Toi, ma sœur étrangère Algérie-France, sans guerre et sans tabou de Karima Berger, Christine Ray


Un beau projet d’écriture à quatre mains. Un titre accrocheur qui annonce la double couleur: condition féminine et étrangéité. Un sous-titre explicite qui évoque d’emblée une partie des topoi qui seront affrontés et sous lequel se cachent nombre d’interrogations pertinentes. Un autre titre, Nous traduirons des mondes, révèle Karima Berger, avait été un moment envisagé, sans doute trop ambitieux et un brin racoleur pour être retenu...






Page : 242p
Format : 24x15cm
ISBN : 978-2-268-07429-0
EAN13 : 9782268074290


Un beau projet d’écriture à quatre mains. Un titre accrocheur qui annonce la double couleur: condition féminine et étrangéité. Un sous-titre explicite qui évoque d’emblée une partie des topoi qui seront affrontés et sous lequel se cachent nombre d’interrogations pertinentes. Un autre titre, Nous traduirons des mondes, révèle Karima Berger, avait été un moment envisagé, sans doute trop ambitieux et un brin racoleur pour être retenu. Il n’en reste pas moins que les mots récurrents du texte sont précisément ceux qui appartiennent au champ sémantique de la traduction et de l’étrange dans toutes leurs acceptions.

Le principe des regards croisés n’est certes pas nouveau, ce qui l’est c’est le défi de vouloir « rattraper le temps perdu », afin d’ « établir, comme l’écrit Christine Ray, la parole manquante entre nous » (p. 12), d’entamer enfin le dialogue qui n’a pas eu lieu à l’époque entre deux femmes nées la même année, l’une en France, l’autre en Algérie mais qui auraient pu (dû?) se rencontrer. En réalité tout le livre démontre l’impossibilité, durant les années 1955-1959, de la rencontre entre Karima, musulmane, de milieu aisé et ouvert à la culture française, dont le père et plusieurs membres de la famille ont été fonctionnaires en province et Christine, catholique, de famille aisée également, et dont le père fut lui aussi fonctionnaire, mais “de passage” à Alger.

Leur parole fait ainsi écho à un certain nombre d’initiatives qui ont eu lieu avant même 2012 pour fêter le cinquantenaire de l’Indépendance, tel le livre de l’historien Benjamin Stora, Algérie 1954-1962. Lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre (Les Arènes, 2010), qui a tant de fois exprimé cette “volonté d’unir ce qui a été séparé”, comme il le fait, entre autres, dans la présentation du catalogue de l’exposition collective Histoires interactives (Centre culturel algérien de Paris 6 juin-13 juillet 2012) où ont été exposées des œuvres en duo ou en écho précisément, d’artistes et d’écrivains français et algériens, en français et en arabe sur le thème du “pays commun”. De même, dans L’Algérie en couleurs. 1954-1962. Photographies d’appelés pendant la guerre (Les Arènes, 2011), le journaliste Slimane Zeghidour, déclarant être allé, à partir de photos inédites d’appelés, à la recherche de « la part manquante » de son histoire, rappelle combien ces deux « histoires sont indissociables ».

Nos deux auteures, écrivant à la première personne tout en se mettant à l’écoute de l’autre, tentent de se fondre en « un nous généreux et complice », selon l’expression employée par Yasmina Khadra pour décrire le sentiment qui amine les acteurs de semblables opérations littéraires et artistiques. Elles n’ont bien sur pas attendu 2012 pour effectuer un rapprochement : à la fin des années 1979 Christine Ray est revenue habiter en Algérie où elle a exercé un temps la profession de journaliste et effectué différentes recherches tandis que Karima Berger, elle, quitte l’Algérie en 1975 pour faire ses études et s’établir définitivement à Paris.

Deux figures emblématiques donc – à vrai dire parmi tant d’autres – dont les regards se complètent mais ne sauraient refléter (elles ne prétendent d’ailleurs aucunement le faire) l’ensemble des communautés alors présentes sur le sol algérien. Leurs points de vue étant entièrement déterminés par leur appartenance sociale, la condition, voire l’existence, des autres collectivités (le petit peuple urbain, les paysans dans les camps de regroupement, les harkis, les Berbères, les pieds-noirs, les juifs, les appelés, etc.) est à peine effleurée. C’est toutefois en se penchant sur leurs enfances respectives et en mettant en miroir cette tranche de vie algérienne qu’elles touchent au plus près le nœud de grandes questions qui animent encore aujourd’hui la réflexion.

La question de la langue avant tout, et en premier lieu celle de la nomination, pas seulement en ce qui concerne le mot arabe ou le mot guerre (qui alors n’existe tout simplement pas, comme on sait, et qui ne sera admis officiellement qu’en 1999 !). Mais surtout en ce qui concerne les individus et le jeu sur les mots pour occulter une réalité dérangeante voire inacceptable, tel le « vol du nom » arabe par l’État civil français, comme le rappelle Karima dans des pages émouvantes qui décrivent « la grande violence symbolique » de cette opération d’effacement (p. 98).

Entre confession et réflexion, entre mémoire et identité, contre les silences d’alors et les innombrables interdits, la confrontation de deux mondes à travers les yeux de l’enfance est marquée par une profonde distance qui apparaît beaucoup plus évidente du côté français. Car du côté algérien, en tout cas du côté de Karima, on ne peut qu’être surpris de voir combien sa famille (et elle n’était pas la seule évidemment) était imprégnée de culture française : Karima va à l’école laïque (alors que Christine est inscrite chez les sœurs), elle n’étudie pas l’arabe et dévore les Livres de Poche qu’elles emprunte à ses tantes et surtout, elle appartient à une lignée d’interprètes judiciaires qui témoigne de cet espace de culture mixte qui s’est créé très tôt dans une partie de la société algérienne. Une famille de passeurs en quelque sorte dont le regard ouvert sur le monde et la modernité a forgé la jeune Karima et l’a orientée vers ce devoir de transmission qu’elle ressent si fort aujourd’hui.

Entre mémoire historique et mémoire autobiographique, la mise en scène du monde de l’enfance interroge profondément. Lire ces histoires, parfois de simples anecdotes mais combien significatives, centrées presque entièrement (exceptées les éclairantes revisitations généalogiques des pères et grands-pères) sur des figures féminines, en dit long sur les modalités de toute relation. D’ailleurs, l’épisode de la photo représentant une petite algérienne à coté de Christine enfant, que celle-ci déchirera en deux, les séparant à jamais, dans sa polysémie et son ambivalence apparaît comme l’épisode fondateur de la décision de Karima et de Christine d’écrire un livre ensemble. Par ce geste Christine marque l’interdit qu’elle voit partout à l’œuvre à l’époque. Il ne s’agit plus de la distance imposée dont les barbelés autour de la casbah et les barrages militaires pendant la guerre sont le symbole, mais de la réitération volontaire d’un acte de séparation des espaces. Une perception très physique des frontières et des lieux, les deux pôles spatiaux étant la casbah et Tipasa, caractérise en effet ces récits d’enfance. Car Tipasa, inversement mais également tabou, est l’apanage des Européens, avec ses ruines romaines qui soulignent les valeurs implicites de la culture classique, sa plage et son paysage, paradigmes d’une relation complexe entre la terre et la mer, devient une sorte de métonymie idéale du monde méditerranéen, faisant réapparaître ça et là quelques topoi du discours orientaliste que les auteures entendent déjouer. Plus regrettable, la simplification de conceptions complexes comme celle Fanon et surtout de Glissant et le recours à des citations littéraires reprises hors contexte et tellement usées qu’elles apparaissent régulièrement dans des téléfilms et des études superficielles, comme « La langue française est notre butin de guerre » (Kateb Yacine) ou « Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice » (Albert Camus).

La religion ou plus exactement la spiritualité est l’un des autres grands sujets autour duquel s’organise les échanges de points de vue (rien d’étonnant puisque le livre est publié dans la Collection ‘Chemins de dialogue’ qui accueille des œuvres de réflexion théologique ou sur la pluralité culturelle et religieuse). Tolérance et dialogue interreligieux, confrontation des respectifs maîtres à penser, « géographie des filiations » occupent un long chapitre dans lequel apparaissent de grandes figures musulmanes (le mystique Abd el-Kader, « le plus grand des Algériens » (p. 175), et chrétiennes (le cardinal Duval, Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, mais aussi des ethnologues comme Germaine Tillon.

La parole actuelle de Christine Ray (qui a publié différents essais dans ce domaine dont une biographie de Christian de Chergé en 2010), et celle de Karima Berger (à qui on doit Éclats d’Islam en 2009 et un certain nombres de romans), d’une grande sensibilité et honnêteté intellectuelle, est animée par un besoin vital de vérité et d’idéal afin de penser un autre monde au-delà des religions.

Il n’en reste pas moins qu’avoir su restituer à travers des faits précis la spécificité de cette période de la guerre d’Algérie fait émerger une perception inédite de la mémoire franco-algérienne. Précisément parce que la colonisation en Algérie fut sans commune mesure avec les autres colonisations, les auteures fonctionnent comme des relais importants pour raviver des valeurs universelles en manque d'incarnation, et donner corps aux aspirations d'une jeunesse en quête de repères au moment où il est nécessaire de comprendre ce qui s’est joué et ce qui se joue aujourd’hui, avec les printemps arabes et les importantes ruptures en train de prendre forme dans tous les domaines de la vie.
L’Algérie, on le sait, échappe aux définitions simples et ce livre est une belle invite à revisiter le pays au propre et au figuré.
 
 
Par Marie-José Hoyet (18/03/2013), publication en partenariat avec le site Babelmed.

Karima Berger, Christine Ray, Toi, ma sœur étrangère, Algérie-France, sans guerre et sans tabou, Editions du Rocher, 2012
 




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