L’ensemble de l’ouvrage se fonde sur un corpus de textes classiques abondant, et sur une connaissance précise des études académiques sur le sujet. Il n’est évidemment pas exhaustif, abordant la pensée sunnite principalement, et le chiisme ou la falsafa n’y sont présents qu’en zone frontalière. Le panorama vaste et convaincant qu’il dessine est toutefois un enrichissement net pour la recherche.
Pierre Lory
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans le Bulletin critique des annales islamologiques , 34|2020 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
Broché: 428 pages
Éditeur : Librairie orientaliste Paul Geuthner (1 mai 2018)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2705339869
Éditeur : Librairie orientaliste Paul Geuthner (1 mai 2018)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2705339869
Par Pierre Lory
L’ouvrage de Y. Sangaré est issu d’une thèse de doctorat présentée en 2016 à l’université de Strasbourg, et à qui fut décernée le prix Mohammed Arkoun de la thèse d’islamologie par l’IISMM en 2018. Il s’agit d’une synthèse méthodique sur l’interprétation de la notion de khātam al-nubuwwa, hapax coranique apparaissant dans le verset XXXIII, 40 : « Muḥammad n’a jamais été le père de l’un de vos hommes, mais le messager (rasūl) de Dieu et le sceau des prophètes (khātam al-nabiyyīn). Dieu est Omniscient ». On conçoit l’importance théologique, voire civilisationnelle, de la compréhension de ce « scellement » : par elle, la communauté musulmane se définit par rapport aux autres communautés, situe son propre passé et/ou son propre devenir. L’enquête de Y. S. est vaste et ambitieuse. Elle s’ouvre sur des explications lexicographiques sur les concepts impliqués (khātam, nabī, rasūl) ; la question étant de savoir si le terme khātam renvoie plutôt à l’idée de « confirmation » ou à celle de « clôture ». Elle étudie les usages du terme de scellement dans les religions antérieures à l’islam, écartant au passage l’hypothèse d’une origine manichéenne (p. 77-95). Elle se poursuit naturellement par l’étude du texte coranique de la sourate XXXIII al-Aḥzāb, et des contextes précis dans lequel il s’insère – notamment celui du mariage de Muḥammad avec Zaynab bint Jaḥsh, femme divorcée de son fils adoptif Zayd ibn Ḥāritha.
L’A. entreprend ensuite un relevé des hadiths qui viennent préciser, ou compléter le verset XXX, 40. La majorité – mais non la totalité – des hadiths qui apparaissent dans les grands recueils canoniques abondent dans le sens de « dernier » des prophètes, par exemple du fait de l’ajout d’une clausule comme « lā nabiyya ba‘dī ». Les commentaires de Y. S. pointent ici les enjeux de pouvoir, à un niveau politique, à la période des origines comme durant l’époque postérieure. Une fois admis que Zayd n’était ni fils ni successeur de prophète, et après le décès du jeune fils de Muḥammad, Ibrāhīm, il s’agissait de tenir à distance les revendications autour de ‘Alī, sans gommer les prétentions familiales/dynastiques des Abbassides. Il s’agissait notamment de placer l’héritage féminin en arrière-plan dans le domaine général du droit. Dans le cadre de la consolidation du califat abbasside sunnite, la notion de « scellement de la prophétie » prenait tout son sens. L’enquête se poursuit au travers des ouvrages de tafsīr, principalement sunnites, en commençant par les plus anciens. Globalement, les commentaires coraniques viennent conforter l’idée du khatm comme clôture de la prophétie.
Qu’en est-il de la dimension proprement théologique ? Y. S. souligne que le traitement de la question du khatm par les théologiens est bien tardif. Les premiers débats et chapitres de kalām au sens strict sur la prophétologie datent du ive/xe siècle, même s’ils furent précédés par la littérature non théologique des dalā’il al-nubuwwa. L’A. s’attarde sur plusieurs auteurs présentant une position originale sur cette question. Il consacre notamment un chapitre à la position de Ghazālī ; plus précisément sur son avis controversé émis dans son Iqtiṣād fī al-i‘tiqād. Ghazālī, tâchant de délimiter les positions qui doivent être considérées comme mécréance et excluantes de la communauté des musulmans, conclut que ceux qui nieraient le « scellement de la prophétie » dans le sens chronologique ne se rendraient pas coupable de kufr. En effet, cette doctrine repose sur un simple consensus, et non sur un texte formel établi par tawātur [1]. Cette position suscita des protestations chez des théologiens sunnites ; son intérêt pour la pensée doctrinale est néanmoins patent. Ibn Taymiyya est un autre auteur d’envergure qui a pris position sur la doctrine du scellement de la prophétie. Comme le souligne l’A., Ibn Taymiyya écrit en réaction à la doctrine de Tirmidhī et surtout à celle d’Ibn ‘Arabī sur le rapport entre walāya et nubuwwa, la première venant historiquement compléter, subsumer et ontologiquement englober la seconde. Ibn Taymiyya, note Y. S., n’attaque pas du tout le soufisme de façon frontale. Au contraire, impliqué lui-même dans une démarche mystique, il cherche bien plutôt à proposer un « soufisme alternatif ». Chaque croyant est appelé à s’engager comme walī de Dieu en suivant au plus près l’exemple du plus parfait walī que fut le prophète Muḥammad. La sainteté n’est, en ce sens, pas réservée à une hiérarchie d’élus, et le concept de « sceau de la sainteté » est vide de sens. La walāya est ici complètement subordonnée à la nubuwwa, les grands saints ne sont pas impeccables.
La seconde grande partie de l’ouvrage est consacrée au destin du concept de khatm dans la pensée islamique contemporaine. Les enjeux pour la pensée contemporaine sont en effet considérables. Il s’agit de déterminer ce qui exactement a été scellé – et ce qui, par contre, reste ouvert à la réflexion, à la réforme, à l’innovation. L’A. y expose les vues des principaux auteurs qui ont marqué la réflexion. Parmi les références les plus marquantes, Mohammad Abdo et Mohammed Iqbal. Mais on y retrouve aussi les doctrines sur le scellement de la prophétie proposées par Muhammad Ahmad Khalafallah, Fazlur Rahman, Hassan Hanafi, Muhammad Shahrour, Abdelmajid Charfi, Abdelkarim Soroush, et d’autres encore. Sans entrer dans le détail des orientations spécifiques à chaque auteur, notons des points communs. D’abord, le rôle social, éthique de la prophétie est mis en valeur. Les prophètes viennent expliquer aux sociétés comment vivre en harmonie ; ils se succèdent les uns les autres en accomplissant une forme de progrès moral dans l’histoire. Muḥammad est le sceau des prophètes en ce sens qu’il vient proposer la Loi ultime, qui n’est plus perfectible. Ensuite, ce scellement a un effet libérateur : ayant désormais acquis les règles parfaites, l’homme est débarrassé des tutelles religieuses et peut prendre son destin en mains dans une étape de maturité sociale et d’ouverture à la rationalité libre et/ou à l’expérience personnelle, mystique (Iqbal, Charfi, Soroush). Enfin, le Coran contient des éléments éternels et d’autres plus contingents aux données de l’histoire ; le rôle de « scellement » attribuable à Muḥammad est à nuancer dans chacun des cas. Au final, la remise en question de l’autorité des « hommes de religion » est implicite, et le plus souvent explicite.
L’ensemble de l’ouvrage se fonde sur un corpus de textes classiques abondant, et sur une connaissance précise des études académiques sur le sujet. Il n’est évidemment pas exhaustif, abordant la pensée sunnite principalement, et le chiisme ou la falsafa n’y sont présents qu’en zone frontalière. Le panorama vaste et convaincant qu’il dessine est toutefois un enrichissement net pour la recherche.
Le lecteur intéressé pourra regarder la vidéo de la chaine Campus Lumières d'Islam dans laquelle Y. Sangaré tente de répondre à la question de savoir si "La fin de la prophétie fait de l’islam une religion ouverte et dynamique, dans laquelle les Hommes doivent faire face à l'inconnu avec leur raison ?
L’A. entreprend ensuite un relevé des hadiths qui viennent préciser, ou compléter le verset XXX, 40. La majorité – mais non la totalité – des hadiths qui apparaissent dans les grands recueils canoniques abondent dans le sens de « dernier » des prophètes, par exemple du fait de l’ajout d’une clausule comme « lā nabiyya ba‘dī ». Les commentaires de Y. S. pointent ici les enjeux de pouvoir, à un niveau politique, à la période des origines comme durant l’époque postérieure. Une fois admis que Zayd n’était ni fils ni successeur de prophète, et après le décès du jeune fils de Muḥammad, Ibrāhīm, il s’agissait de tenir à distance les revendications autour de ‘Alī, sans gommer les prétentions familiales/dynastiques des Abbassides. Il s’agissait notamment de placer l’héritage féminin en arrière-plan dans le domaine général du droit. Dans le cadre de la consolidation du califat abbasside sunnite, la notion de « scellement de la prophétie » prenait tout son sens. L’enquête se poursuit au travers des ouvrages de tafsīr, principalement sunnites, en commençant par les plus anciens. Globalement, les commentaires coraniques viennent conforter l’idée du khatm comme clôture de la prophétie.
Qu’en est-il de la dimension proprement théologique ? Y. S. souligne que le traitement de la question du khatm par les théologiens est bien tardif. Les premiers débats et chapitres de kalām au sens strict sur la prophétologie datent du ive/xe siècle, même s’ils furent précédés par la littérature non théologique des dalā’il al-nubuwwa. L’A. s’attarde sur plusieurs auteurs présentant une position originale sur cette question. Il consacre notamment un chapitre à la position de Ghazālī ; plus précisément sur son avis controversé émis dans son Iqtiṣād fī al-i‘tiqād. Ghazālī, tâchant de délimiter les positions qui doivent être considérées comme mécréance et excluantes de la communauté des musulmans, conclut que ceux qui nieraient le « scellement de la prophétie » dans le sens chronologique ne se rendraient pas coupable de kufr. En effet, cette doctrine repose sur un simple consensus, et non sur un texte formel établi par tawātur [1]. Cette position suscita des protestations chez des théologiens sunnites ; son intérêt pour la pensée doctrinale est néanmoins patent. Ibn Taymiyya est un autre auteur d’envergure qui a pris position sur la doctrine du scellement de la prophétie. Comme le souligne l’A., Ibn Taymiyya écrit en réaction à la doctrine de Tirmidhī et surtout à celle d’Ibn ‘Arabī sur le rapport entre walāya et nubuwwa, la première venant historiquement compléter, subsumer et ontologiquement englober la seconde. Ibn Taymiyya, note Y. S., n’attaque pas du tout le soufisme de façon frontale. Au contraire, impliqué lui-même dans une démarche mystique, il cherche bien plutôt à proposer un « soufisme alternatif ». Chaque croyant est appelé à s’engager comme walī de Dieu en suivant au plus près l’exemple du plus parfait walī que fut le prophète Muḥammad. La sainteté n’est, en ce sens, pas réservée à une hiérarchie d’élus, et le concept de « sceau de la sainteté » est vide de sens. La walāya est ici complètement subordonnée à la nubuwwa, les grands saints ne sont pas impeccables.
La seconde grande partie de l’ouvrage est consacrée au destin du concept de khatm dans la pensée islamique contemporaine. Les enjeux pour la pensée contemporaine sont en effet considérables. Il s’agit de déterminer ce qui exactement a été scellé – et ce qui, par contre, reste ouvert à la réflexion, à la réforme, à l’innovation. L’A. y expose les vues des principaux auteurs qui ont marqué la réflexion. Parmi les références les plus marquantes, Mohammad Abdo et Mohammed Iqbal. Mais on y retrouve aussi les doctrines sur le scellement de la prophétie proposées par Muhammad Ahmad Khalafallah, Fazlur Rahman, Hassan Hanafi, Muhammad Shahrour, Abdelmajid Charfi, Abdelkarim Soroush, et d’autres encore. Sans entrer dans le détail des orientations spécifiques à chaque auteur, notons des points communs. D’abord, le rôle social, éthique de la prophétie est mis en valeur. Les prophètes viennent expliquer aux sociétés comment vivre en harmonie ; ils se succèdent les uns les autres en accomplissant une forme de progrès moral dans l’histoire. Muḥammad est le sceau des prophètes en ce sens qu’il vient proposer la Loi ultime, qui n’est plus perfectible. Ensuite, ce scellement a un effet libérateur : ayant désormais acquis les règles parfaites, l’homme est débarrassé des tutelles religieuses et peut prendre son destin en mains dans une étape de maturité sociale et d’ouverture à la rationalité libre et/ou à l’expérience personnelle, mystique (Iqbal, Charfi, Soroush). Enfin, le Coran contient des éléments éternels et d’autres plus contingents aux données de l’histoire ; le rôle de « scellement » attribuable à Muḥammad est à nuancer dans chacun des cas. Au final, la remise en question de l’autorité des « hommes de religion » est implicite, et le plus souvent explicite.
L’ensemble de l’ouvrage se fonde sur un corpus de textes classiques abondant, et sur une connaissance précise des études académiques sur le sujet. Il n’est évidemment pas exhaustif, abordant la pensée sunnite principalement, et le chiisme ou la falsafa n’y sont présents qu’en zone frontalière. Le panorama vaste et convaincant qu’il dessine est toutefois un enrichissement net pour la recherche.
Le lecteur intéressé pourra regarder la vidéo de la chaine Campus Lumières d'Islam dans laquelle Y. Sangaré tente de répondre à la question de savoir si "La fin de la prophétie fait de l’islam une religion ouverte et dynamique, dans laquelle les Hommes doivent faire face à l'inconnu avec leur raison ?
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Références
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[1] Position détaillée par Y. Sangaré dans « Fin de la prophétie et hérésie chez al-Ghazālī », Studia Islamica, 112 (2017), p. 76-98
[1] Position détaillée par Y. Sangaré dans « Fin de la prophétie et hérésie chez al-Ghazālī », Studia Islamica, 112 (2017), p. 76-98