Afin d'éclairer l'article "Les musulmans Hui : fer de lance de l'industrie halal en Chine. " nous reprenons ici la première partie d'un article publié par Élisabeth Allès, spécialiste du domaine, en 1999 dans la Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°85-86, (pp. 215-236) , (sous licence Creative Commons).
Cette première partie présente un rapide historique de l'implantation des Musulmans dans cette partie de la chine.
Cette première partie présente un rapide historique de l'implantation des Musulmans dans cette partie de la chine.
Sur l'auteure
Devenue directrice de recherche au CNRS en 2010, Élisabeth Allès eut d’importantes responsabilités d’encadrement de la recherche. Elle fut membre de la section 38 (Sociétés et cultures, approches comparatives) du comité national (CNRS), directrice-adjointe de l’UMR Chine, Corée, Japon (EHESS/CNRS) de 2008 à 2011 et directrice du Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (CECMC) de 2008 à 2011.
Des oulémas femmes : le cas des mosquées féminines en Chine [1]
« Nous sommes en plein cœur de la Chine, dans la capitale provinciale du Henan. Il fait encore nuit noire, une légère agitation provient de la chambre de l'ahong (du persan akhund) ; il est 4 heures. Dans le calme de la nuit, on entend quelqu'un allumer la lumière de la cour, une simple lampe de faible voltage. On appelle la jeune halifa installée dans la pièce du dessus qui sert de dortoir. En bas, la shetou (la responsable du comité de gestion) a déjà éclairé la salle des ablutions; l'eau coule, les cinq femmes vivant dans la mosquée se préparent, c'est bientôt l'heure de la prière. La journée sera ainsi ponctuée des cinq prières rituelles. Les voix s'arrêtent, l'ahong sort de la salle de prières, elle est très âgée et se déplace difficilement. Elle va se reposer quelques instants avant de commencer son enseignement durant lequel explication des principes religieux et lecture de l'arabe et du persan se mêlent. Deux fillettes apprennent l'alphabet arabe, mais utilisent les caractères chinois pour noter les explications. En revanche les plus âgées, qui sont pratiquement illettrées en chinois, passent beaucoup plus de temps à la lecture et au décryptage des textes. Les halifa répètent à haute voix les mêmes phrases, qui seront reprises le lendemain, voire les jours suivants, tant qu'il y aura une hésitation de lecture. Le temps ne compte pas. »
Voilà quelques instants pris sur le vif, consignés dans notre journal de terrain. Qui sont ces musulmans chinois ? Où vivent-ils ? Comment pratiquent-ils leur foi ? Des femmes dirigent-elles la prière dans des mosquées qui leur sont réservées ? Quel est le rôle de la religion et qu'en est-il de cet islam qui accepte en son sein des mosquées féminines ? Telles sont quelques-unes des questions que nous allons évoquer ici.
Qui sont les Hui ?
Les Chinois musulmans sinophones, appelés Huizu depuis l'avènement de la République Populaire de Chine (RPC) le 1er octobre 1949, font partie des cinquante-six nationalités qui composent la Chine et sont près de 9 millions. [2] Par le nombre, ils sont la première [3] des dix nationalités musulmanes et appartiennent, comme leurs coreligionnaires de langue turco-mongole (Ouighour, Kazakh, Kyrgiz, Sala, Baoan, Ouzbek, Dongxiang, Tatar), au sunnisme et à l'école hanéfite, dominante dans cette partie du monde musulman comprise dans un vaste ensemble composé de l'Asie centrale, de l'Inde et de la Chine. Seule une petite communauté persanophone, celle des Tadjiks, est chiite ismaélienne. Comme les autres religions en Chine, qui sont placées sous l'égide d'une Association nationale, les musulmans sont sous la tutelle de l'Association islamique de Chine créée en 1953.
Fiers d'être reconnus comme un minzu, [4] depuis 1953, [5] et sourcilleux sur le sujet, ils sont donc une minorité nationale (shaoshu minzu). On les rencontre dans la plupart des districts et des grandes villes de Chine, en communautés indépendantes les unes des autres, attachées à une mosquée (qingzhensî). [6] Ils sont en concentration un peu plus dense (2,5 millions) [7] dans les deux provinces du nord-ouest, le Ningxia - province qui leur a été attribuée en 1958 - et le Gansu. Les Hui n'ont pas de langue spécifique, ils sont, comme leurs voisins, des locuteurs des langues locales et de la langue nationale; toutefois dans la pratique religieuse les termes persans et arabes sont d'usage courant. [8] Les sourates du Coran ont toujours été dites en arabe, et jusqu'à une période récente le savoir religieux se transmettait en persan. Depuis le début des années quatre-vingt et la réouverture sur le monde musulman, la langue arabe domine dans l'enseignement religieux.
Fiers d'être reconnus comme un minzu, [4] depuis 1953, [5] et sourcilleux sur le sujet, ils sont donc une minorité nationale (shaoshu minzu). On les rencontre dans la plupart des districts et des grandes villes de Chine, en communautés indépendantes les unes des autres, attachées à une mosquée (qingzhensî). [6] Ils sont en concentration un peu plus dense (2,5 millions) [7] dans les deux provinces du nord-ouest, le Ningxia - province qui leur a été attribuée en 1958 - et le Gansu. Les Hui n'ont pas de langue spécifique, ils sont, comme leurs voisins, des locuteurs des langues locales et de la langue nationale; toutefois dans la pratique religieuse les termes persans et arabes sont d'usage courant. [8] Les sourates du Coran ont toujours été dites en arabe, et jusqu'à une période récente le savoir religieux se transmettait en persan. Depuis le début des années quatre-vingt et la réouverture sur le monde musulman, la langue arabe domine dans l'enseignement religieux.
L'histoire de la pénétration de l'islam en Chine remonte au milieu du VIIe siècle avec l'envoi d'une Ambassade du Calife Othman en 651. Nous ne rappellerons ici que quelques traits majeurs qui permettent de situer le contexte, car une littérature déjà non négligeable, tant en Chine qu'en Occident, traite le sujet. Nous reprendrons ici dans ses grandes lignes, les divisions chronologiques tout à fait significatives de D. Leslie (1986, 134). Du VIIe siècle au milieu du XIIIe siècle, il convient de parler d'étrangers en Chine. Ambassadeurs, commerçants, savants, de langues arabe et persane, sont venus par mer jusqu'à Canton et par terre le long de la route de la soie, [9] en suivant les deux voies traditionnelles le long des quelles circulaient déjà Mazdéens, Manichéens et Nestoriens. Leurs affaires prospérèrent et ils s'installèrent dans la capitale Chang'an et quelques grands centres commerciaux du pays Canton, Hangzhou, Quanzhou (Zaitun en arabe), en des quartiers réservés [10] ayant un statut d'extra-territorialité. Il ne fait plus de doute qu'une partie de ces hommes se sont installés et ont fondé des familles, mais d'une part leur 'nombre semble avoir été assez faible et d'autre part tous n'étaient pas obligatoirement musulmans. À partir du milieu du XIIIe siècle, on peut commencer à parler de chinois musulmans avec l'assimilation dans la société chinoise de la plus grande partie des musulmans arrivés avec la dynastie mongole des Yuan (1271- 1368) qui dans un premier temps, pour certains ont formé une classe distincte de hauts fonctionnaires dans les finances et l'administration, et pour d'autres ont servi dans l'armée (1271 marque l'adoption du nom dynastique des Yuan. Les Mongols sont installés dans le nord du pays dès 1234 après la chute de Pékin). Au XVIIe et au XVIIIe siècles, cet islam est alors de langue chinoise et il est illustré par quelques grands lettrés musulmans tels que Wang Daiyu, Ma Zhu ou encore le plus connu, Liu Zhi, érudits en chinois, en arabe et en persan [11] (D. Leslie, 1986, 95), langue de transmission de la tradition religieuse.
L'islam, écrivait le grand spécialiste Joseph Fletcher, est arrivé par trois vagues successives. La plus ancienne, dès le siècle initial de l'islam forme "l'islam traditionnel" (laojiao : le vieil enseignement ou gedimu, de l'arabe qadim : vieux) qui représente le courant majoritaire en Chine. Il est caractérisé par son mode d'organisation très classique, composé de petites communautés rassemblées autour d'une mosquée. La deuxième vague est représentée par le prosélytisme soufi qui s'introduit sans doute en Chine à la faveur de la domination mongole [12] (J. Fletcher, 1986, 13). Les confréries soufies (Naqshbandiyya, Yasawiyya, Qadiriyya) s'installent durablement dans le Nord-Ouest, mais ne semblent pas avoir joué un rôle social dominant avant le XVIIe siècle. La diffusion de la Jahriyya avec Ma Mingxin (1719-1781) marque la troisième vague qui intervient à la fin du XVIIIe. Appelé le "renouveau" (tajdîd), ce mouvement revendique une purification de l'islam, l'élimination des apports hétérodoxes, la volonté de revenir au Coran et à la Sunna. Selon des responsables religieux [13] appartenant à l'islam traditionnel (laojiao), les soufis forment aujourd'hui un quart des croyants; le dernier quart est représenté par ce que C. Dru Gladney [14] (1995, 392; 1991, 59-63). appelle la "quatrième vague" avec la diffusion, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, du mouvement fondamentaliste d'inspiration wahabite, appelé ikhwan (yihewani ou plus communément xinjiao, la nouvelle religion, ou encore xinxinjiao). Comme tout musulman un Hui suit les cinq piliers de l'islam et les prescriptions de la Sunna et du Coran.
Ces "quatre vagues" sont toujours présentes et actives. Mais ce qui est remarquable et nous intéresse ici, est la présence de femmes musulmanes actrices de leur religion, de leur foi, de son enseignement et ce tant dans la vieille école (laojiao) que dans la nouvelle (xinjiao).
____________________________________
[1]. Cet article est tiré d'une thèse intitulée Des Chinois musulmans dans la Plaine centrale. Une approche anthropologique des Hui du Henan soutenue en juin 1998 à l'EHESS-Paris et non encore publiée.
[2]. Selon le recensement de juillet 1990 : 8696075 personnes. Zhongguo Huizu Da cidian (Grand Dictionnaire des Hui en Chine) 1993, Shanghai, p. 1006.
[3]. Mais seulement la deuxième des minorités de Chine.
[4]. Terme polysémique, peuple, nation, etc. que l'on peut traduire dans ce contexte par "natio nalité".
[5]. Alors qu'ils ne le sont pas à Taiwan.
[6]. Temple "du Pur et du Vrai".
[7]. Selon le recensement de 1990, les provinces du Ningxia et du Gansu ont respectivement une population Hui de 1 524448 et 1 094354 personnes. Zhongguo Huizu dacidian, 1992, Jiangsu.
[8]. La phonétisation chinoise de ces termes rend parfois très difficile leur compréhension pour un non initié.
[9]. Au Xinjiang l'islamisation commence à la fin du Xe siècle avec la conversion du prince de Kashgar en 945.
[10]. Voir sur le sujet les notes de voyage d'Ibn Battûta au début du XIV* siècle.
[11]. Le persan était à l'époque des Yuan la lingua franco, elle était l'une des langues utilisées par les Mongols pour l'administration. Il existait à Pékin des Académies pour apprendre le persan et d'autres langues, dans lesquelles les musulmans étaient très actifs.
[12]. J. Fletcher ajoute une idée qui nous semble essentielle pour comprendre la permanence de l'islam en Chine à savoir que, « pour ces confréries, en effet, l'existence d'un ordre politique isl amique n'était pas essentielle ».
[13]. De la Plaine centrale.
[14]. Par ailleurs, cette répartition (moitié islam traditionnel, un quart soufi et un quart ikhwan) semble être acceptée assez largement. C. Dru Gladney cite de son côté la même information obtenue de la part d'un Hui du Nord-Ouest.
Le lecteur intéressé pourra parcourir cette rapide vidéo (8' en anglais) présentant les Hui.
Ces "quatre vagues" sont toujours présentes et actives. Mais ce qui est remarquable et nous intéresse ici, est la présence de femmes musulmanes actrices de leur religion, de leur foi, de son enseignement et ce tant dans la vieille école (laojiao) que dans la nouvelle (xinjiao).
____________________________________
[1]. Cet article est tiré d'une thèse intitulée Des Chinois musulmans dans la Plaine centrale. Une approche anthropologique des Hui du Henan soutenue en juin 1998 à l'EHESS-Paris et non encore publiée.
[2]. Selon le recensement de juillet 1990 : 8696075 personnes. Zhongguo Huizu Da cidian (Grand Dictionnaire des Hui en Chine) 1993, Shanghai, p. 1006.
[3]. Mais seulement la deuxième des minorités de Chine.
[4]. Terme polysémique, peuple, nation, etc. que l'on peut traduire dans ce contexte par "natio nalité".
[5]. Alors qu'ils ne le sont pas à Taiwan.
[6]. Temple "du Pur et du Vrai".
[7]. Selon le recensement de 1990, les provinces du Ningxia et du Gansu ont respectivement une population Hui de 1 524448 et 1 094354 personnes. Zhongguo Huizu dacidian, 1992, Jiangsu.
[8]. La phonétisation chinoise de ces termes rend parfois très difficile leur compréhension pour un non initié.
[9]. Au Xinjiang l'islamisation commence à la fin du Xe siècle avec la conversion du prince de Kashgar en 945.
[10]. Voir sur le sujet les notes de voyage d'Ibn Battûta au début du XIV* siècle.
[11]. Le persan était à l'époque des Yuan la lingua franco, elle était l'une des langues utilisées par les Mongols pour l'administration. Il existait à Pékin des Académies pour apprendre le persan et d'autres langues, dans lesquelles les musulmans étaient très actifs.
[12]. J. Fletcher ajoute une idée qui nous semble essentielle pour comprendre la permanence de l'islam en Chine à savoir que, « pour ces confréries, en effet, l'existence d'un ordre politique isl amique n'était pas essentielle ».
[13]. De la Plaine centrale.
[14]. Par ailleurs, cette répartition (moitié islam traditionnel, un quart soufi et un quart ikhwan) semble être acceptée assez largement. C. Dru Gladney cite de son côté la même information obtenue de la part d'un Hui du Nord-Ouest.
Le lecteur intéressé pourra parcourir cette rapide vidéo (8' en anglais) présentant les Hui.
CHINE_Une Hui tient sa fille dans ses bras à Pékin, devant la mosquée de Nijuie. La population musulman en Chine est estimée à 40 milliions.Mark Ralston. AFP