Les cahiers de l'Islam
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Mercredi 27 Mai 2020

Duodécimanisme dans le corpus sunnite du ḥadīt



C’est en cherchant des informations sur le credo a priori hétérodoxe de la voie soufie naqšbandiya, en particulier celui ayant trait à l’occultation du douzième Imām, identifié comme étant le fils de Ḥassan al-‘Askarī, que notre réflexion s’est orientée vers l’origine de cette tradition.
Nous parlons ici d’« hétérodoxie », parce que la croyance en la grande occultation est extrêmement rare en milieu sunnite, surtout que la ṭarīqa naqšbandiya se réclame du sunnisme orthodoxe, et qu’au sommet de sa chaîne d’or figure Abī Bakr b. Abī Quḥāfa, premier calife historique de l’Islam, qui cristallise en quelque sorte les tensions avec le šī‘isme duodécimain. La chose a de quoi étonner en plus, puisque Ḫuǧa Bahā’ al-dīn Šah Naqšband (1317-1388), le maître fondateur de ladite voie, se dit descendant du onzième Imām sus-cité, via son fils ‘Alī al-akbar b. Ḥassan al-‘Askarī [1].
 
 

Duodécimanisme de la naqšbandiya

Dans ce contexte atypique, le plus emblématique est sûrement le šayḫ Nāẓim al-Ḥaqqānī (1922-2014) de Chypre qui, toute sa vie, n’a cessé de répéter qu’il avait rencontré l’Imām Mahdī (dans les années 1950) en compagnie de son maître ‘Abdallāh Fā’iz al-Daġestānī (1891-1973), et que sa parousie était sur le point de se produire [2].
Son représentant en France, Philippe de Vos, s’est également prononcé sur le sujet [3]. Il affirme en effet dans un article soufisant que l’identité de la figure messianique de l’islam serait à associer au douzième Imām des Šī‘ites. Mais il se garde bien d’entrer dans un débat qui pourrait faire polémique, son propos étant davantage axé sur la spiritualité du Mahdī et de ses conseillers.

Fig. 1- « Chaîne d’or » reliant Bahā’ al-dīn Naqšband au Prophète, via Abī Bakr et l’Imām al-ādiq (Buḫārā, Ouzbékistan) [4]. Toutefois, la connexion entre Abū Yazīd al-Bisṭāmī (m. 234 ou 261 h) et le sixième Imām (83-148) est historiquement impossible. Il aurait plutôt été contemporain des quatre derniers Imāms al-Ǧawād, al-Hādī, al-‘Askarī et al-Mahdī [5].

 

De la même manière au Canada, Sayyid Ahmed Amiruddin a écrit un livre à cette attention, qu’il a intitulé Mercy Oceans (Rise of Mahdi). Il a parallèlement mis un certain nombre de documents en ligne, manuscrits et/ou édités, qui mettent en évidence le lien particulier entre les Imāms de la Demeure prophétique et la voie naqšbandiya. Il n’y a pas de doute pour lui que le Mahdī des Duodécimains, celui qu’il préfère appeler le āḥib al-zamān [6], le Maître du temps, est bien celui que l’eschatologie islamique évoque et auquel le monde sunnite adhère très largement [7] [8].
 
Fig. 2 – Partie de la généalogie qui relie Ḫuǧa Bahā’ al-Dīn Šah Naqšband au douzième Imām (Naqīb al-Ašrāf, Samarcande) [9].

Plus lointainement encore, nous avons le qāḍī Sulaymān b. Ibrāhīm al-Qundūzī al-Ḥanafī al-Naqšbandī (m. 1877 / 1294 h), dont il avait précédemment été question quant au lien supposé entre certains termes inauguraux de la ḫuṭbat al-bayān et ceux de la ṣalāt al-fātiḥ (propre à la confrérie tiǧāniya). Dans son livre Yanābi‘ al-mawadda, il va jusqu’à tenir une position très ouvertement pro-alide, en cherchant à démontrer la légitimité de l’imāmat de la famille du Prophète sur le reste de la communauté musulmane et ce, d’après une rhétorique exclusivement sunnite.
Toutefois, le plus notable chez lui demeure dans le fait qu’en fin d’ouvrage, il n’hésite pas à prendre appui sur des textes et des dires des Imāms eux-mêmes. Evidemment, le fait est suffisamment rare pour qu’il interpelle notre curiosité de chercheur. Prenons-en un, à titre d’exemple.


Duodécimanisme dans le corpus sunnite du ḥadīt

Il est rapporté (en substance) dans ce ḥadīt que Dieu aurait dit au Prophète, lors de son ascension céleste :
 
« Ô Muḥammad ! Je t’ai certes créé, toi, ‘Alī, Fāṭima, Ḥassan et Ḥussayn, ainsi que les Imāms de sa descendance, de Ma propre Lumière. J’ai ensuite annoncé aux gens des cieux et de la terre votre wilāya ; celui qui l’accepte est pour Moi croyant, celui qui la rejette est apostat (...) Ô Muḥammad ! Est-ce que tu souhaiterais les connaître ? J’ai dit : Bien sûr Seigneur ! Il me répondit : Regarde à la droite du Trône. Je me tournais donc et je vis ‘Alī, Fāṭima, Ḥassan et Ḥussayn, ainsi que ‘Alī b. Hussayn, Muḥammad b. ‘Alī, Ǧa‘far b. Muḥammad, Mūssā b. Ǧa‘far, ‘Alī b. Mūssā, Muḥammad b. ‘Alī, ‘Alī b. Muḥammad, Ḥassan b. ‘Alī et le Mahdī, en train de prier dans une mer de Lumière. Et lui – c'est-à-dire l’Imām Mahdī – se trouvait au centre, tel un astre qui scintillait » [10].
 
  • Cette information, bien que peu commune chez des savants sunnites de cette ampleur, se retrouve malgré tout dans les Farā’id al-simṭayn [11] du šayḫ kubrāwī Ibrāhīm al-Ǧuwaynī (644-730) [12], le fils de Sa‘d al-dīn Ḥamawayh (592-674) dont on a déjà parlé à propos de sa relation privilégiée avec Naǧm al-dīn Kubrā (540-618) d’un côté et Ibn ‘Arabī (560-638) de l’autre.
  • Lui-même reprend ledit ḥadīt du théologien ḥanafite Abī-l Mu’ayyid b. Aḥmad al-Makkī, plus généralement connu sous le nom d’Aḫṭab al-Ḫawārizmī (m. 568), grand prêcheur du Ḫorāssān [13].
  • Lui également indique qu’il le recopie du livre d’Ibn Šādān, à savoir celui de Muḥammad b. Aḥmad b. ‘Alī b. al-Ḥassan al-Qommī (335-420), spécialiste imāmite du ḥadīt et professeur, entre autres, du šayḫ al-ūsī (385-460) [14]. Ce que l’on retrouvera effectivement dans les versions éditées de leurs ouvrages [15].
  • En essayant de remonter la chaîne de transmission, l’on s’aperçoit que l’énoncé figure encore, tel quel, chez le traditionniste imāmite Abī ‘Abdallāh Aḥmad b. Muḥammad b. ‘Ubaydallāh, connu sous le nom d’Ibn ‘Ayyāš al-Ǧawharī (m. 401) [16].
  • On en a aussi une trace, une génération avant, chez Abū ʿAbdallāh Muḥammad b. Ibrāhīm b. Ǧa‘far al-Nu‘mānī (m. 360) [17], l’épigone des célèbres traditionnistes imāmites Kulaynī et Ibn Bābūyah (père), tous les deux décédés en 329 de l’hégire, l’année de la grande occultation. C’est d’ailleurs sur Nu‘mānī que s’est appuyé le théologien ‘Alī b. Muḥammad b. Aḥmad Ibn al-abbāġ (m. 855), l’éminence mālikite de la Mecque de son époque, pour rédiger ses Fuṣūl al-muhimma fī ma‘rifati aḥwāl al-A’imma [18].

Ensuite, il faut reconnaître qu’il est difficile d’amener des éléments qui ont réussi à traverser le temps et qui abonderaient en faveur de ce point central de la doctrine duodécimaine.
On aurait toutefois des récits approchants chez le šayḫ Muḥammad b. Ya‘qūb al-Kulaynī (250-329), lorsqu’il rapporte que les Imāms al-ādiq et al-Riḍā (148-203) auraient révélé que « les Imāms étaient avec le Prophète, dans le monde du malakūt », et que « nul n’était avec eux en ce temps-là, sauf le Prophète... » [19]. C'est-à-dire qu’avant que quoique ce soit ne soit créé, leurs lumières préexistaient déjà, comme les traditions soufies aiment à le conter pour le cas du Prophète seul. C’est d’ailleurs ce que l’on constate quand ils affirment être « les manifestations et les étoiles du Prophète » [20]. Il s’agit bien ici d’une métaphore de la théophanie qui s’est, dans la prééternité, manifestée en eux.
Il y aurait de plus quelque chose d’intéressant à explorer du côté du pseudépigraphe Baṣā’ir al-daraǧāt de Ṣaffār al-Qommī (m. 290) [21], l’un des disciples de l’Imām al-‘Askarī. Le nombre de douze y est clairement exprimé en la personne de l’Imām Abā Ǧa‘far al-Bāqir (57-114), quand il dit :
 
« Les douze Imāms sont de la famille de Muḥammad. Tous rapportent des traditions issus de leurs aïeux jusqu’à ‘Alī et jusqu’au messager de Dieu, les deux étant proches parents » [22].
 
Parallèlement, l’idée d’une réalité prééternelle des Imāms y est présente, notamment à travers l’Imām al-ādiq, lorsqu’il énonce que :
 
« Dieu nous a créé de la Lumière de Sa Grandeur et nous a donné forme à partir d’une terre qui se trouvait enfouie sous le Trône. Il a ensuite disposé en nous de cette Lumière ; ce qui fait de nous des êtres de lumière, qui n’ont pas leur pareil dans la création (…) » [23].
 
À notre connaissance, le seul rapporteur qui serait antérieur à Ṣaffār al-Qommī, de ce point de vue, serait ‘Abbād b. Ya‘qūb al-‘Uṣfurī al-Rawāǧinī (m. 250), qui aurait été zaydite avant de devenir imāmite [24], et à qui l’on attribue d’ailleurs un livre ayant trait à l’Imām Mahdī [25]. Il est explicite sur le fait que, de la descendance du Prophète et de ‘Alī conjuguée, seront issus onze Imāms héritiers des sciences religieuses et dont le dernier sera le Qā’im, celui qui remplira la terre de justice et d’équité à la fin des temps (cf. ḥadīt 4/38). L’information est d’autant plus pertinente que l’auteur est décédé cinq avant la naissance du douzième Imām (en 255). Il n’a donc pu se forger cette opinion qu’à partir de ce qui circulait à son époque dans la communauté šī‘ite, du moins si l’on exclue toute éventualité de falsification dudit récit. Ce qui signifie que l’information viendrait exclusivement d’une prédiction qu’un Imām aurait faite à l’un de ses rapporteurs, en l’espèce l’Imām al-Bāqir.
Cependant, le ḥadīt le plus en adéquation avec l’exemple susmentionné reste sans conteste celui qui énonce, selon le quatrième Imām ‘Alī b. al-ussayn al-Saǧǧād (38-95), que :
 
« Dieu créa certes Muḥammad, ‘Alī et onze de ses descendants à partir de la Lumière de Sa Toute-Puissance. Il a ensuite existencié ces Imāms de la famille du Prophète en êtres de lumière (ašbāḥ nūr), pour qu’ils soient le reflet de Sa propre Lumière. Alors que rien n’était créé en ce temps-là, ils L’adoraient, Le glorifiaient et Le sanctifiaient » [26].

La préexistence du Prophète et des douze Imāms est clairement mentionnée ; toutefois rien n’est dit sur leur identité précise.
Il faudrait, si l’on voulait forcer le trait, aller plus en amont dans la tradition imāmite, et s’orienter vers un ouvrage remarquable à plus d’un titre. Nous pensons notamment au kitāb de Sulaym b. Qays al-Hilālī (m. 76), qui fut l’un des fidèles compagnons des quatre premiers Imāms, ‘Alī, assan, ussayn et ‘Alī al-Saǧǧād. Le kitāb Sulaym, livre éponyme de l’auteur présumé [27], reste très réputé dans les cercles šī‘ites encore aujourd’hui, surtout pour son caractère sulfureux et prédictionnel. Son authenticité a pourtant été très tôt discutée, en particulier par le šayḫ al-Mufīd (336-413), qui indique avec force la prudence à adopter quant à son origine et à son contenu. Bien que les savants duodécimains restent en général extrêmement dubitatifs, il pense quand même que certains passages méritent d’être considérés comme justes [28].
Quoique l’on puisse penser de la véridicité de ce pamphlet, l’un des ḥadīt-s qui y figure fait malgré tout écho aux traditions prophétiques et imāmiques que l’on mettait en exergue supra, et pourrait, d’une certaine manière, apporter un éclairage sur l’origine de cette tradition. Il est rapporté que l’Imām ‘Alī aurait interrogé le Prophète sur ses « alliés » (šurakā’) après lui. Il lui aurait répondu :
 
« Il s’agit de ceux que Dieu a rassemblé autour de Lui et autour de moi, ceux dont le droit est mentionné dans le verset « Ô vous les croyants ! Obéissez à Dieu, obéissez au messager et à ceux qui détiennent le commandement parmi vous »[29]. Si vous divergez sur une chose, revenez alors à Dieu, à son messager et à ceux qui détiennent le commandement parmi vous. Je (‘Alī) dis : Ô prophète de Dieu ! Qui sont-ils ? Il répondit : Ce sont mes héritiers, ceux qui me rejoindront à mon bassin. Ce sont tous des guides bien guidés. Ils sont avec le Qor’ān et le Qor’ān est avec eux, et ne se sépareront jamais. C’est à travers eux que Dieu rendra victorieuse ma communauté, qu’elle sera bénie et que les prières s’élèveront au Ciel. Je dis alors : Ô messager de Dieu ! Peux-tu me les nommer ? Il poursuivit en disant : Mon fils que voici (en posant sa main sur la tête de assan), puis mon autre fils que voilà (en posant sa main sur la tête de ussayn), ensuite son fils à lui [ie. son petit-fils, ndt] qui portera mon nom. Il se prénommera Muḥammad Bāqir, celui qui dissèque les sciences, le gardien de la Révélation divine. Ô mon frère !  ‘Alī (b. ussayn) naîtra de ton vivant ; transmets-lui mes salutations. Il se tourna ensuite vers ussayn et lui dit : Quant à Muḥammad b. ‘Alī, il naîtra de ton vivant à toi ; transmets-lui également mes salutations. Enfin, il conclut en disant : Ô mon frère ! De tes enfants seront issus douze Imāms (sic).
Je demandai alors : Ô prophète de Dieu ! Peux-tu me les nommer ? Ce qu’il fit, en me donnant leur nom un par un ; et parmi eux, ô enfant de Hilāl (ie. Sulaym b. Qays al-Hilālī), il y a le Mahdī de cette communauté, celui qui répandra la justice et l’équité sur terre après qu’elle ait été remplie d’injustice et d’inéquité. Et je jure par Dieu que je connais chacun de ceux qui lui prêteront allégeance entre l’angle de la ka‘ba et la station d’Ibrāhīm » [30].

En soi, le contenu de ce ḥadīt n’a rien de fondamentalement choquant, en regard des traditions précitées. Ceci étant dit, plusieurs choses peuvent être relevées. La première, est que le présent texte est plus silencieux qu’instructif, en l’occurrence il ne dit rien sur la préexistence des Imāms. Deuxièmement, la nomination de ‘Alī, dans ce texte-ci, n’est pas du tout claire ; elle demeure sous-jacente, sinon quasiment absente. Troisièmement, les douze Imāms successeurs du Prophète, sont censés descendre de ‘Alī, ce qui fait de son fils assan le premier Imām, à l’exclusion de son père ; à moins que l’on en tienne compte, ce qui donne dans ce cas treize Imāms et non douze, comme il est communément admis en islam [31]. La chose est d’autant plus étonnante que le récit est censé avoir été dicté par ‘Alī, celui qu’on qualifie de « seigneur des héritiers », et qui se trouve en outre au cœur de la discorde entre les courants sunnite et šī‘ite. Il paraît donc assez évident, au vu de ce dernier point, qu’un problème majeur a affecté ce texte protypique et que cela dépasse largement l’erreur de copie.
On pourrait toutefois faire remarquer que, si la falsification avait été à la fois tardive et volontaire, le contrefacteur n’aurait certainement pas manqué de poursuivre la liste des noms des Imāms après Muḥammad al-Bāqir, et n’aurait ainsi pas laissé son lectorat dans ce flou doctrinal. Par conséquent, l’on peut légitimement penser que ce ḥadīt a été « bricolé » dans un temps ancien, probablement à l’époque des premiers Imāms, ceux qui y sont d’ailleurs évoqués et que l’auteur présumé a vraisemblablement côtoyés, en assemblant deux textes apparemment distincts l’un de l’autre. Ce qui expliquerait de ce fait l’incohérence numérale en péroraison.
Maintenant, doit-on à cause de ces quelques approximations disqualifier la totalité du kitāb Sulaym ? Il semblerait que non puisque d’autres informations figurent ailleurs dans le livre et viennent nettement nuancer cette impression de falsification. En effet, à de nombreux endroits, il est question de la succession du Prophète et du sens que celle-ci aurait dû prendre.
Dans les chapitres 49, 61, 67 et 91 (qui viennent après la fin de l’ouvrage), l’auteur présumé rapporte que le Prophète aurait dit à ‘Alī dit qu’il serait son héritier et son vicaire ; et qu’après lui, ses fils assan, ussayn et neuf de ses descendants accéderaient à la fonction d’Imām. Le dernier d’entre eux serait le Mahdī [32].

Mais au vu du caractère pseudépigraphique de ces récits qui rendent leur exploitation hasardeuse, il conviendra de s’en tenir uniquement au corps du livre. Il reste quand même, malgré une méfiance légitime, des éléments qui corroborent la thèse duodécimaine que nous cherchions initialement à implanter très tôt dans l’histoire de l’islam. Au chapitre 42 notamment, il est encore question du nombre des successeurs du Prophète, à commencer par ses contemporains, ‘Alī,assan et ussayn, qui se poursuit avec neuf de ses descendants. Ce qui fait au total effectivement douze Imāms (contrairement au ḥadīt sus-cité qui faisait état de treize). Est également abordée la question des qualités de ceux que l’on appelle communément les « Quatorze Très-Purs », que ce sont les douze Imāms ajoutés à Muḥammad et sa fille Fāṭima, en l’occurrence celles qui ont trait à leur guidance et à leur proximité avec Dieu [33].
En outre à la fin du chapitre 4, les choses se précisent dans la perspective qui est la nôtre et qui est de montrer textuellement l’origine éventuelle du credo duodécimain. L’Imām ‘Alī aurait rappelé et explicité le discours de Ġadīr omm prononcé par le Prophète quelques mois avant qu’il ne trépasse. Il aurait dit :
 
« Je prends Dieu a témoin ! Savez-vous que le messager de Dieu avait délivré un sermon après lequel il n’en a plus prononcé aucun autre ? Il avait dit lors de ce prêche : Ô peuple, je laisse parmi vous deux Trésors. Si vous vous y accrochez, vous ne vous égarerez pas : il s’agit du Livre de Dieu et de ma descendance parmi les Gens de ma demeure. Car le Bienveillant et le Bien Informé m’a promis que les deux ne se sépareront pas jusqu’à ce qu’ils me rejoignent au Bassin. Ils répondirent tous : Par Dieu, nous l’avons entendu de la bouche du messager de Dieu ! ‘Alī ajouta : Dieu est Suffisant pour moi.
Douze personnes ayant participé à la bataille de Badr se levèrent et dirent : Nous attestons que lorsque le messager de Dieu donna son dernier sermon, ‘Omar b. al-attab se leva en colère et dit : Ô messager de Dieu, tous les gens de votre demeure ? C’est alors qu’il répondit : Non, uniquement mon successeur, mon frère parmi eux, lui qui est mon vizir, mon héritier, le calife de ma communauté, le maître de tout croyant après moi, ainsi que onze de ses descendants. Il est le premier et le meilleur d’entre eux. Viennent ensuite deux de mes fils (en faisant signe en direction de assan et de ussayn). Après eux, il y aura ‘Alī, du nom de mon frère et qui sera le fils de ussayn. Puis son successeur à lui sera son fils Muḥammad. Viendront ensuite Ǧa‘far b. Muḥammad, Mūssā b. Ǧa‘far, ‘Alī b. Mūssā, Muḥammad b. ‘Alī, ‘Alī b. Muḥammad, Ḥassan b. ‘Alī et Muḥammad b. Ḥassan, le Mahdī de ma communauté. Il portera mon nom et sera fait de la même argile que la mienne. Il commandera comme je commande et interdira ce que j’interdis. Il remplira la terre de justice et d’équité tout comme elle aura auparavant été remplie d’injustice et d’iniquité. Les Imāms apparaîtront les uns après les autres jusqu’à ce qu’ils soient ramenés au Bassin auprès de moi. Ils seront les témoins de Dieu sur terre et des arguments contre ses créatures. Celui qui leur obéira, obéira à Dieu et celui qui leur désobéira, désobéira à Dieu » [34].
 
D’après ce récit, le nombre d’Imāms est beaucoup moins incertain que précédemment. Le chiffre de douze successeurs, qualifiés semble-t-il pour être les représentants du Prophète en leur temps, est clairement exprimé. Même leurs noms, génération après génération, sont mentionnés. Par contre, rien n’est dit sur leur prééternité, comme cela avait été le cas supra chez des auteurs qui se réclamaient de l’orthodoxie duodécimaine à l’époque bouyide. 
 

Conclusion

Le spécialiste du šī‘isme Mohammad Ali Amir-Moezzi n’a donc pas tort lorsqu’il soutient que :
 
« L’examen des sources qui nous sont parvenues de cette époque montre des hésitations, des incertitudes et des lacunes sur bon nombre d’éléments doctrinaux devenus plus tard des articles de foi et d’abord sur le nombre définitif des imams et la notion même de la ghayba » [35].  
 
Tous les ouvrages postérieurs à ladite ġayba, c'est-à-dire à l’occultation du douzième Imām jusqu’à sa parousie, témoignent de très nombreuses chaînes de transmission, dont les ḥadīt-s auxquels ils se réfèrent mettent en exergue le nombre effectif de douze Imāms, héritiers et successeurs parfaits du Prophète. Ce qui tend à penser du bien fondé minimal de la doctrine duodécimaine. Certains ḥadīt-s, comme on l’a vu, évoquent même leur préexistence, mais ils se font plus rares.

En revanche pour des ouvrages antérieurs dont les auteurs ont été contemporains de la petite occultation, c'est-à-dire avant la disparition complète du douzième Imām, et à plus forte raison pour les générations précédentes, il existe bien moins d’informations concernant le nombre déterminé d’Imāms. A priori, la communauté šī‘ite d’alors ne semblait pas faire de cet élément doctrinal un point cardinal. Il est pourtant devenu central au moment où la doxa imāmite a basculé vers celle du duodécimanisme. A cette époque, il était encore moins question de la préexistence des Quatorze (Muḥammad, Fāṭima et les Douze), de l’infaillibilité qui découle de ce mythe originel, ainsi que l’identité précise des Imāms. C’est ce qui explique sûrement la multiplicité des sectes qui ont fleuri tout au long des trois premiers siècles de l’hégire, ainsi que le montre Ḥassan b. Mūssā al-Nawbaḫtī (m. ca. 912-922) dans son livre Firaq šī‘a [36].
Comme nous l’avons déjà démontré, la rhétorique duodécimaine s’est forgée progressivement, notamment à la période dite de ḥayra, c'est-à-dire celle de la perplexité dans laquelle les Šī‘ites étaient rentrés depuis la disparition sensorielle de l’Imām du temps. On en a même une indication dans une lettre qu’aurait envoyée l’Imām al-‘Askarī au šayḫ de Qomm ‘Alī b. al-ussayn Ibn Bābūyah [Ṣadūq Ier (m. 329)], dans laquelle il l’enjoint à se montrer patient face à la tristesse que l’occultation de son fils produira, et dans laquelle il lui demande d’être pédagogue vis-à-vis de ses partisans[37]. Il se peut donc, si la lettre a un fond d’authenticité, que celle-ci ait pu être l’étincelle qui a déclenché chez lui le besoin de rédiger l’ouvrage al-Imāmat wa-l tabṣira min al-ḥayra, que son fils Muḥammad b. ‘Alī [Ṣadūq II (m. 381)] a développé amplement dans son Kamāl al-Dīn wa tamām al-ni‘ma fī itbāt al-ġayba wa kašf al-ḥayra, et qui affirment la légitimité de la doctrine duodécimaine.
Par conséquent, ce type de littérature a une origine et elle est inextricable du contexte historique, politique, théologique et spirituel qui l’a vu naître. Est-ce que l’ensemble de ces informations existait avant, selon ce que révèle les chaînes de transmission ? Il semblerait que oui, si l’on accorde un minimum de crédit à ces auteurs ainsi qu’à ceux qui leur ont rapporté les récits sur lesquels ils s’appuient pour élaborer leur argumentaire. Par contre, au vu des manuscrits qui nous sont parvenus jusque-là, rien ne permet d’être sûr de l’existence d’une telle littérature auparavant.
Il faudra par ailleurs noter qu’à partir de cette ère nouvelle du šī‘isme, l’esprit critique des théologiens s’est affûté. Le Professeur Abdulaziz Sachedina, spécialiste du duodécimanisme, explique très justement cette réalité, en disant que :
 
« Les savants imamites de cette époque ont également commencé à remettre en cause la fiabilité de cette partie du dalil al-sam‘i qui se base sur des narrations, parce que des traditions apparemment inventées et des isnads inauthentiques (chaînes de transmission) ont commencé à émerger, bien que les faits de la fabrication des traditions dans certains cas, et des défauts de leurs isnads n’aient pas toujours été admis (même par ceux qui étaient concernés), tout au moins au début. Mais Tusi, qui a établi un subtil compromis entre les deux dalils du sam‘ et du ‘aql, et a défendu la ghayba en étudiant un grand nombre de traditions et en leur donnant la complexité théologique d’une doctrine, n’a pas manqué d’observer les divergences et les fausses origines de quelques parties du dalil al-sam‘i. Dans son Kitab al-ghayba, il déclare ouvertement que, non seulement les transmetteurs n’ont pas rapporté toute la vérité au sujet de ce que le Prophète avait dit, mais en plus ils avaient falsifié ses dires, les changeant en fonction de leurs préférences personnelles » [38].
 
En d’autres termes, la littérature du ḥadīt šī‘ite doit se lire selon ce prisme de la critique, dénuée de toute naïveté infantile. Aussi faut-il avoir à l’esprit que circulent des mensonges dans ce corpus, fabriqués de toute pièce par des rapporteurs peu scrupuleux de l’héritage prophétique et/ou imāmique.
 
Par voie de conséquence, et pour clore cette série d’articles sur les relations principielles entre le soufisme et le šī‘isme, nous dirons qu’il existe deux types de transmission entre les deux univers spirituels de l’islam. L’un qui est de l’ordre de la transmission initiatique, c'est-à-dire des Imāms aux premiers maîtres soufis et desdits maîtres à leurs disciples, génération après génération, comme cela se vérifie notamment avec l’examen des premiers maillons des silsila-s de la kubrāwiya, de la naqšandiya et de la ḫalwatiya que nous avons pris en exemple. L’autre qui relève de l’emprunt livresque d’un auteur à l’autre, sans que les deux ne se soient nécessairement rencontrés. C’est ce que l’on a cherché à révéler ici, en particulier entre Ḫawārizmī et Ibn Šādān qui sont séparés de deux siècles environ. L’on s’est également aperçu qu’il n’y avait eu aucune déperdition d’informations depuis que celles-ci avaient été transcrites jusqu’à nos jours. L’opus de Qundūzī le prouve indiscutablement.
Cette fidélité est-elle pour autant le reflet de la véracité de la tradition ? Certainement pas. Dès que cette dernière a été posée par écrit, il est vrai qu’elle n’a pas bougé. Mais au cours des décennies qui ont précédées cette transcription, elle a circulé principalement via l’oralité, les rapporteurs ayant eu tout le loisir pour s’accommoder avec et la remanier en fonction du credo qui était le leur. Malheureusement donc, la tradition originelle n’existe pas dans son intégralité ; elle est infiniment diluée dans un corpus où la pâte humaine y a une grande part. Il n’y a qu’à voir la somme volumineuse des Biḥār al-anwār de Muḥammad Bāqir al-Maǧlissī (1037-1111) par exemple, qui ne compte pas moins de 108 tomes. Ledit corpus devra donc être lu comme tel.

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[1] Cf. Annemarie Schimmel, Pain and grace, a study of two writers of eighteenth century Muslim India, p. 32, éd. Brill, Leiden, 1976. Chez Kulaynī, il existe un récit qui parle des épouses et autres servantes de l’Imām Ḥassan al-‘Askarī, dont les éventuelles grossesses inquiétaient le calife abbasside de l’époque (Uṣūl al-kāfī, I, Bāb 181, p. 323, n° 1, manšūrāt al-faǧr, Beyrouth, 1428 h). Dans ce contexte, bien que l’imāmisme soit silencieux à ce sujet, il est raisonnablement envisageable que le onzième Imām ait pu avoir un deuxième enfant caché qui, lui aussi, aurait quitté Samarrā’.
[2] Url
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[6] Cf. ‘Abd al-Raḥmān Ǧāmī, Šawāhid al-nubuwa, pp. 276-278, maktabat al-ḥaqīqa, Istanbul, 1388 h.
[7] Url
[8] Url
[9] Url
[10] Yanābi‘ al-mawdda, III, Bāb 93, pp. 546-547, mu’assassat al-a‘lamī, Beyrouth, 1418 h.
[11] Farâ’id al-simṭayn, II, p. 319-320, n° 571, éd. critique Muḥammad Bāqir al-Maḥmūdī, Beyrouth, 1398 h.
[12] On notera que Bahā’ al-dīn Naqšband était contemporain du sultan mongol Ġāzān ān (670-703), qui se convertit à travers Ibrāhīm Ǧuwaynī (Url). Les deux maîtres soufis se sont-ils connus ? C’est probable étant donné qu’ils appartenaient à la même contrée, cependant rien ne permet de le confirmer.
[13] Maqtal al-Ḥussayn, I, pp. 146-147, n° 23, Dār al-anwār al-hudā, Qomm, 1418 h.
[14] Cf. pour ce ḥadīt (via l’Imām al-Bāqir) al-ūsī, K. al-Ġayba, pp. 99-100, maktabat al-adāb al-šarqiya, 1ère éd. Naǧaf.
[15] Mi’at manqabat, pp. 43-46, n° 17, mu’assassat al-Imām al-Mahdī, Qomm, 1387 h.
[16] Muqtaḍab al-atar fī-l naṣ ‘alā-l A’immat-il itnay ‘ašar, I, pp. 44-45, n° 10, mu’assassat al-ba‘ta, Qomm, 1429 q.
[17] K. al-Ġayba al-Nu‘mānī, pp. 94-95, n° 24, Dār al-ǧawādayn, 1ère éd., 1432 h.
[18] Il écrivait en effet à propos du douzième Imām : « « Avant sa mission et ce, d’après des sources authentiques, il aura deux occultations, dont l’une sera plus longue que l’autre. La première étant la plus courte, elle débutera de sa naissance à la séparation d’avec ses partisans. A ce moment-là, s’entamera la deuxième qui, elle, prendra fin lors de sa parousie (à la fin des temps), l’épée à la main. (...) Muḥammad b. ‘Otmān, son homme de confiance et qui veillait à sa sécurité, dit qu’il disparut du sous-sol de sa maison en l’an 276 de l’hégire. Et pour celui qui en voudrait des preuves, qu’il sache que ce récit provient de textes qui sont jugés comme absolument fiables par les gens du ḥadīt, et dont ils prirent un soin extrême à rassembler. Le plus connu d’entre eux est Nu‘mānī avec son livre al-Ġayba... » (Fuṣūl al-muhimma, pp. 281-283, Dār al-Aḍwā’, Beyrouth, 1409 h).
[19] Uṣūl al-kāfī, I, K. al-ujjat, Bāb 113, p. 163, n° 3-4.
[20] Op. cit., Bāb 74, p. 123, n° 3.
[21] Amir-Moezzi Mohammad Ali, Conférence de M. Mohammad Ali Amir-Moezzi, in École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 100, 1991-1992. 1991. pp. 269-273 (Url).
[22] Baṣā’ir, II, Bāb 5, p. 111, n° 5 (1146), maktabat al-Ḥaydariya, 1426 h.
[23] Op. cit., I, Bāb 10, p. 61, n° 3 (85).
[24] Mohammad Ali Amir-Moezzi, The Divine Guide in Early Shi‘ism, p. 102, State of New York Press, 1994.
[25] Āqā Bozurg al-ahrānī, Mu‘ǧam al-Riǧāl al-ḥadīt, X, p. 237, n° 6157, mu’assassat al-imām al-Ḫô’ī al-islāmiya, Naǧaf. Est également attribué à ‘Alī b. Mahzyār al-Ahwāzī (mort au début du 3ème siècle) un K. al-Qā’im, qui semble cependant perdu (Āqā Bozurg, Mu‘ǧam, XIII, pp. 206-207, n° 8853 ; Darī‘a ilā taṣānīf al-Šī‘a, XVII, p. 1, Dār al-Aḍwā’, Beyrouth).
[26] Uṣūl al-sitta ‘ašar, p. 139, n° 37, Dār al-ḥadīt, Qomm, 1381 h.
[27] Sur le caractère pseudépigraphique de l’ouvrage, cf. Conférences de M. Mohammad Ali Amir-Moezzi, Exégèse et théologie de lʼIslam shiʼite, Annuaire EPHE, Sciences religieuses, t. 116, 2007-2008.
[28] Taṣḥīḥ al-i‘tiqādāt al-imāmiya, pp. 149-150, mu’assassat al-Imām al-ādiq, Qomm, 1413 h.
[29] Qor. 4 : 58.
[30] K. Sulaym, p. 184, éd. al-Hādī, Qomm, 1420 q.
[31] Musnad Aḥmad, VI, p. 321, n° 3781, mu’assassat al-Rissāla, Beyrouth ; aḥīḥ al-Buḫārī, k. al-aḥkām (93), p. 1764 sqq., Dār Ibn Katīr, 1423 h aḥīḥ Muslim, k. al-imāra (33), pp. 882-883, n° 1818-1822, Dār al-ayyiba, 1427 h ; Ibn Abī ‘Āṣim, Kitāb al-sunna, Bāb 195, p. 751, n° 1154, p. 757, n° 1159, Dār al-Ṣamī‘ī, Riyāḍ, 1419 h ; Sunan al-Tirmidī, k. al-fitan (31), Bāb 46, p. 502, n° 2223, maktaba al-ma‘ārif, Riyāḍ ; Abī Dā’ūd, Sunan, k. al-Mahdī (35), Bāb 1-2, p. 467, n° 4279-4280, Bayt al-afkār al-dawliya.
[32] Op. cit., pp. 399 sq., 426 sq., 443 et 479.
[33] Op. cit., pp. 363 sq.
[34] Op. cit., p. 300.
[35] La religion discrète, pp. 321-322, éd. Vrin, 2006.
[36] Nawbaḫtī, Kitāb firaq aš-šīʿa, éd. Hellmut Ritter, Istanbul, 1931 ; Mashkur M.-J, An-Nawbahti, Les sectes sî'ites, in Revue de l'histoire des religions, tome 154 n°1, 1958. pp. 67-95. Url : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1958_num_154_1_8827
[37] ‘Azīz-u-Llah al-‘Aṭṭārī, Musnad al-Imām al-‘Askarī, pp. 152-153, n° 19, Qomm, 1410 h.
[38] Islamique messianisme, pp. 196-1






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