Les cahiers de l'Islam
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Samedi 30 Novembre 2013

Essai sur une thanatocratie islamique. Le cas des combattants suicidaires arabo-musulmans

Par Bruno Étienne, sociologue et politique mort en 2009, il était spécialiste du fait religieux.



Résumé : La presse occidentale utilise le terme de « kamikaze » pour désigner les combattants suicidaires. Eux-mêmes emploient un tout autre vocabulaire qui renvoie à la culture islamique et au statut de la mort, du suicide, du martyr dans l’historiographie utilisée par les « Islamistes ». Ce dernier terme est lui aussi polysémique et nous devons distinguer, pour expliquer les opérations suicidaires, des groupes dont la référence est parfois commune mais les buts complètement différents : le Hamas n'est pas le GIA algérien ni le Hezbollah libanais et encore moins Al-Qaïda. La méconnaissance est au principe du traitement de l’information. Notre devoir est d’essayer d’expliquer et de comprendre même l'inadmissible.

Une grande partie de la société dite « occidentale » est émotionnellement bouleversée par le terrorisme islamiste, souvent confondu avec l’islam tout court. Le recours à des modes non convenus de violence politique a pourtant été chose courante en Europe et dans les Amériques, mais peu de nos compatriotes semblent faire la liaison. Par exemple, se pose-t-on la question de savoir si la Révolution française a fait plus ou moins de victimes que la Révolution iranienne ? Est-ce que les terroristes sont des résistants ? Tout le monde a oublié que le « colonel » Fabien a exécuté/assassiné un officier allemand dans le métro parisien et que la répression qui a suivi a coûté la vie à plus de cent de ses camarades du « parti des fusillés ». Sans la violence qui a fait des « victimes innocentes », l’Algérie serait-elle indépendante ? Y aurait-il d’un côté une violence et des attentats légitimes pour la simple raison qu’ils sont nationalistes et, de l’autre, une résistance illégitime, et donc terroriste, à partir du moment où elle ne suit pas les règles et les balises du consensus des « nations civilisées » ?

Il s’agit donc, à l’encontre des préjugés ambiants, d’essayer de comprendre et d’expliquer cette forme extrême de violence que revêt le combat suicidaire.

La pulsion de mort : combattre la mort en la donnant

La violence primitive, si l’on peut dire, est une pulsion primaire, présente chez l’animal et chez les tout jeunes enfants, ainsi que chez certains sujets adultes, soit qu’ils se trouvent placés dans des conditions particulières, soit qu’ils n’aient pas « grandi ». Cette pulsion correspond à une légitime défense aux yeux de celui qui l’enclenche sans intention, la cible de cette violence « naturelle » et pulsionnelle étant indifférente à celui qui la déploie. Tel n’est pas le cas de l’attentat contemporain dit « kamikaze [1] », lequel n’est pas une violence de ce type (infantile) puisqu’il a une cible précise, que ce soit l’Israélien, le Juif, l’occupant et/ou son comparse occidental. Ne serait-il que le signe ou le symptôme d’une sensibilité frustrée ? Ou, comme un certain essentialisme le suggérerait, l’expression d’une agressivité arabo-islamique « naturelle » ?

L’agressivité, telle que la définit par exemple Jean Bergeret [2], serait une composante de la personnalité secondaire, donc plus tardive, en lien avec l’érotisation de l’Œdipe où l’intégration de la violence primaire s’est pervertie en s’associant à la notion de plaisir dans un tableau de bases narcissiques fragilisées. C’est une piste intéressante que ceux – anthropologues ou psychiatres – qui travaillent sur la misère sexuelle des jeunes arabes urbanisés et frustrés, devraient explorer plus avant [3]. Mais on ne saurait en tirer de trop simples conclusions. Nous verrons certes plus loin que l’aspect narcissique est bien survalorisé dans le cas des combattants palestiniens, mais nous n’avons pas d’enquêtes suffisantes pour lier leur décision à leur sexualité.

Le passage à l’acte, le passage à la violence n’est pas le fait du seul petit enfant qui sommeille en nous. Si, « normalement », la violence et l’agressivité sont socialisées/canalisées par l’éducation et peuvent même être utilisées positivement, c’est qu’elles permettent l’autoconservation de l’individu, une certaine emprise sur l’environnement, et qu’elles construisent l’estime de soi. Que se passe-t-il donc quand elles (l’une ou l’autre, l’une et l’autre) entraînent un individu à commettre un acte irrémédiable, souvent contraire aux valeurs mêmes de la société à laquelle cet individu adhère et dont il intériorise les valeurs ? Autrement dit : à partir de quel moment la pulsion de mort l’emporte-t-elle sur l’Eros ?

La pulsion de mort, qui apparaît comme concept chez Sigmund Freud en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir [4] à partir de l’étude de certains traumatismes subis par les combattants de la guerre de 1914-1918, a suscité beaucoup de résistances et de réticences. Au moins savons-nous que cette pulsion n’est pas l’agressivité [5], laquelle est plutôt à ranger dans la pulsion de vie ; mais ceci est discuté, car certains auteurs voient dans la pulsion d’agressivité une sorte de pulsion de mort tournée vers l’extérieur. Elle ne relève pas non plus du sadisme ou du masochisme, qui sont des pulsions agressives exercées vers l’extérieur ou vers soi-même. Elle est peut-être une dialectique entre les pulsions actives, passives et d’échange : liaison/déliaison, un phénomène d’apoptose [6]  en quelque sorte, à rapprocher dans le champ religieux du désir de nirvâna bouddhiste ou du fana des mystiques musulmans, qui amènent un système psychique vers sa désorganisation. Etant donné les circonstances envisagées ici, la même force de déliaison pousserait l’acteur à produire un acte irréversible, chargé, pour l’édification de l’environnement social, de significations positives.

Opération suicide et société

La plupart des Etats-nations trouvent « normal » et même glorieux le sacrifice de leurs enfants morts pour la patrie. Ils les honorent et les pleurent après la victoire ou la défaite. En revanche, les nations et les « nations civilisées » semblent horrifiées par le sacrifice volontaire et les combattants suicidaires du type « kamikaze [7] » au-delà des victimes innocentes de ces « attentats », alors que les mêmes ne manifestent guère d’états d’âme au vu des bombardements des populations civiles arabes qui durent depuis plusieurs décennies et qui sont pieusement nommés « frappes chirurgicales » et « dégâts collatéraux »…

Tout en étant fort éloigné du modèle japonais, l’exemple arabo-musulman actuel suscite une horreur non feinte, mais qui s’en tient à l’émotionnel, sans que jamais, ou rarement, l’analyse aille très loin quant aux motivations, aux conditions objectives de production et à la culture de « terroristes » qui se considèrent comme des résistants. Des hommes et des femmes se sacrifient pour une cause, en se légitimant eux-mêmes par un référentiel plus souvent religieux que politique. Le narcissisme n’est pas absent de leur acte ; dans ce cas-ci, on a une identification héroïque avec le moi idéal archaïque. Mais on ne saurait oublier la logique de l’honneur des sociétés tribalo-patriarcales, ni la déréliction des muztadhafin (« déprivés »), terme utilisé pour désigner tous les frustrés de la modernité, les laissés-pour-compte. Enfin, il n’est pas possible de faire l’impasse sur l’histoire dramatique de réfugiés dans leur propre pays, qui n’ont de statut ni national ni étatique.

Lire la suite : http://conflits.revues.org/2099

[1] Terme impropre, littéralement, comme renvoyant de manière spécifique à une tout autre civilisation (voir Pinguet M., La Mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 1984). Comme tous les Occidentaux qui ont quelque difficulté à nommer le suicide de combat, nous aussi dirons bien « kamikazes » mais avec des guillemets.

[2] Bergeret J., La Violence et la Vie, Payot, 1994, La Pathologie narcissique, Paris, Dunod, 1996, La Psychologie pathologique, Paris, Masson, 1997, La Violence fondamentale, Paris, Dunod, 2000.
 
[3] Voir les Cahiers des lectures freudiennes, n°24, Paris, La Lysimaque, 1998.
 
[4] Republié dans Essais de psychanalyse, Payot, 1968, pp. 7-82 (coll. « Petite Bibliothèque Payot »).
 
[5] Concept largement étudié par Conrad Lorenz.
 
[6] Littéralement « chute des feuilles des arbres » en grec. Concept développé en 1975 par A.H. Willie et J.F.R. Kerr. Il existe des phénomènes de mort à l’intérieur même des mécanismes de la vie. Voir De la cellule à l’Homme : des morts programmées, Nice, Académie européenne interdisciplinaire des sciences Nice-Côte d’Azur, PUF, 2001.

[7] Terme d’origine japonaise utilisé par les médias bien qu’étant impropre en ce qui concerne les musulmans. Il signifie « le vent des dieux » ou « les dieux du vent », le caractère « kanji » pouvant se lire dans les deux sens. Durant l’opération dite « kamikaze tokubetsu kögekitai » (« forces d’attaque spéciale du vent des dieux »), 2 198 pilotes se sacrifièrent, 34 navires américains furent coulés et endommagés.

L'article est provient de ce livre
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