Ce texte est extrait d’une communication écrite de Tareq OUBROU ayant pour titre : « SHARIA DE MINORITÉ » : RÉFLÉXION POUR UNE INTÉGRATION CANONIQUE DE L’ISLAM EN « TERRE LAÏQUE ». Nous le publions ici avec son aimable accord (voir La Revue numérique « Les Cahiers de l'Islam » - N°1/Août 2013, p.21 ).
Notre théorie [de Sharia de minorité] repose sur une typologie tripartite : la doctrine (la foi), la sharia (la loi), et le soufisme (la voie), trois dimensions dont les fondements émanent du Coran et de la Sunna, qui renvoient à trois aspects de la réalité islamique. Le premier domaine est d’ordre théorique ; le deuxième, pratique ; et le troisième sensible et intérieur [1]. Cette catégorie représente le premier niveau de la relativité de notre concept de la sharia. Celle-ci n’est donc à ce titre que le tiers de l’islam et vient après la doctrine (qui définit la foi et la croyance) par ordre d’importance.
La doctrine ou la dogmatique (el-‘aqîda) est la dimension prééminente, prioritaire de l’islam. L’islam est d’abord un ensemble de croyances. On devient musulman par l’adhésion idéelle, sensible, voire par conviction intuitive ou instinctive, par l’assentiment du cœur à un ensemble de vérités métaphysiques révélées, touchant principalement les champs de l’Unicité de Dieu, des Prophètes, des Anges, de la Résurrection et du Jugement Dernier… La science qui s’occupe de cette dimension est la dogmatique ou la théologie musulmane (‘ilm al-kalâm), appelée fondements de la religion (‘ûsûl a-dîn) ou encore, science de l’Unicité (‘ilm at-tawhîd). Abu-Hanîfa l’a appelée « science suprême » (al-fiqh el-akbar) pour la distinguer de la science des lois (fiqhu el-furû‘e). Tout le message de l’islam repose sur ce domaine de la connaissance théologique fondamentale. Il en découle deux dimensions majeures : 1) la connaissance de la voie qui mène à Dieu, c’est la sharia et, 2) la béatitude éternelle à laquelle mène ce cheminement spirituel et donc les promesses divines eschatologiques, domaine sotériologique [2].
- La doctrine (el-‘aqîda)
La doctrine ou la dogmatique (el-‘aqîda) est la dimension prééminente, prioritaire de l’islam. L’islam est d’abord un ensemble de croyances. On devient musulman par l’adhésion idéelle, sensible, voire par conviction intuitive ou instinctive, par l’assentiment du cœur à un ensemble de vérités métaphysiques révélées, touchant principalement les champs de l’Unicité de Dieu, des Prophètes, des Anges, de la Résurrection et du Jugement Dernier… La science qui s’occupe de cette dimension est la dogmatique ou la théologie musulmane (‘ilm al-kalâm), appelée fondements de la religion (‘ûsûl a-dîn) ou encore, science de l’Unicité (‘ilm at-tawhîd). Abu-Hanîfa l’a appelée « science suprême » (al-fiqh el-akbar) pour la distinguer de la science des lois (fiqhu el-furû‘e). Tout le message de l’islam repose sur ce domaine de la connaissance théologique fondamentale. Il en découle deux dimensions majeures : 1) la connaissance de la voie qui mène à Dieu, c’est la sharia et, 2) la béatitude éternelle à laquelle mène ce cheminement spirituel et donc les promesses divines eschatologiques, domaine sotériologique [2].
Cette connaissance n’est pas de l’ordre de la situation mais d’un doctrinal absolu. Par conséquent, aucune adaptation de fond ni dérogation substantielle en fonction d’un quelconque contexte culturel ou sociologique ne sont en principe admises, car il s’agit de vérités irréductibles à la société ou à la culture. Toutefois, l’interprétation spéculative des Textes, usant de la raison comme moyen d’approche offre une étendue d’interprétations théologiques. C’est à ce titre que le contexte moderne pourra orienter notre rapport avec les diverses lectures théologiques. En ce domaine, nous devons aussi nous orienter vers une « orthodoxie minimaliste ».
S’il y a donc une adaptation à effectuer au niveau de la doctrine c’est uniquement dans la forme de son exposé didactique, son style et sa formulation par le renouvellement sémantique de sa signification. Pour cette raison, la doctrine du khalaf, qui adopte une théologie spéculative, sera prise comme une « dérogation théologique ». Il faut parler aux différentes générations le langage théologique qu’elles sont susceptibles de comprendre [3].
La fatwa touche également au domaine théologique, par exemple les choix que nous pouvons avoir sur les questions de la théologie de la différence, de l’altérité, de la diversité et de la tolérance. Une réflexion sur les fondements théologiques pour une bioéthique musulmane touchant aux notions de la vie, de la mort, de la personne humaine, de la liberté...
Et contrairement à une idée répandue, la doctrine musulmane (al-‘aqîda), comme le domaine de la sharia et même celui de la mystique, fait aussi l’objet d’un ijtihâd continue par le biais de fatwas, et l’erreur en ce domaine n’est pas systématiquement synonyme de déviance ou d’hétérodoxie [4], encore moins d’excommunication !
S’il y a donc une adaptation à effectuer au niveau de la doctrine c’est uniquement dans la forme de son exposé didactique, son style et sa formulation par le renouvellement sémantique de sa signification. Pour cette raison, la doctrine du khalaf, qui adopte une théologie spéculative, sera prise comme une « dérogation théologique ». Il faut parler aux différentes générations le langage théologique qu’elles sont susceptibles de comprendre [3].
La fatwa touche également au domaine théologique, par exemple les choix que nous pouvons avoir sur les questions de la théologie de la différence, de l’altérité, de la diversité et de la tolérance. Une réflexion sur les fondements théologiques pour une bioéthique musulmane touchant aux notions de la vie, de la mort, de la personne humaine, de la liberté...
Et contrairement à une idée répandue, la doctrine musulmane (al-‘aqîda), comme le domaine de la sharia et même celui de la mystique, fait aussi l’objet d’un ijtihâd continue par le biais de fatwas, et l’erreur en ce domaine n’est pas systématiquement synonyme de déviance ou d’hétérodoxie [4], encore moins d’excommunication !
2- La sharia
Elle ne signifie pas autre chose que la forme dynamique que pourrait prendre l’ensemble des pratiques exotériques de l’islam. C’est donc la somme des lois (ahkâm-s) invariables et des fatwas variables (cultuelles, juridiques et morales) avec leur classification selon les sept degrés canoniques : l’obligation, la recommandation, la permission, l’indésirable, la prohibition, et pour les contrats (commerce, mariage..) : la validité (sahîh) et la nullité (el-bâtil). La sharia reste la dimension horizontale et visible de l’islam, la seule qui se pose en terme problématique non seulement dans les pays où les musulmans sont minoritaires, en Europe et notamment en France, mais aussi dans le monde musulman entier, devenu minoritaire dans la cité planétaire.
Le terme sharia peut avoir également d’autres significations que nous aborderons dans le corps du texte. Il faut souligner ici que la sharia n’est pas coupée de la théologie, contrairement à ce qui est répondu. Elle n’est qu’une branche du dogme de l’Unicité, lequel domaine est justement traité par la théologie des Noms et des Attributs divin (d’essence et d’actes). La connaissance du Législateur précède à ce titre celle de Sa Loi. Car cette dernière n’en est qu’une de Ses traces. Cette connaissance a priori de la dogmatique ou de la théologie a une incidence sur notre perception globale de la sharia.
Donnons ici un simple exemple qui va nous intéresser par la suite, celui de la fatwa. Dieu est Législateur certes, mais l’Homme doit également suivre son exemple. À l’instar de Dieu qui vient répondre aux hommes en leur donnant des fatwas à travers le Coran [5] le Prophète donne aussi des fatwas. Le mufti en imitant un Attribut d’acte de Dieu (sifatu fi‘le) et en suivant le modèle prophétique doit répondre aux questions que les croyants de son époque et de son contexte posent concernant leur religion. Le mufti dans la communauté fait fonction de vicaire du Prophète [6]. Il est même vicaire de Dieu, à cet égard. Cependant la fatwa de Dieu et de son Prophète sont infaillibles alors que celle du mufti canoniste est sujette à l’erreur.
Celle de Dieu et de son Prophète oblige le croyant, celle du mufti n’est qu’un avis. Néanmoins le mufti signe au nom de Dieu et de Son Prophète [7]. Par conséquent, même si son avis n’oblige personne, le fait de se prononcer sur une question religieuse reste un acte d’une lourde responsabilité.
Aussi, ne peut-on pas s’élancer dans l’élaboration des lois et des fatwas sans connaissance des questions théologiques fondamentales, comme par exemple, la différence entre la Parole ontologique de Dieu (al-kaâm an-nafsî), ou ce que Juwaynî appelle l’Ordre ou le Commandement divin ( al-’amr) et son expression (al-‘ibâra) en langue arabe, pour ne reprendre que cette catégorie théologique ach‘arite. Il y a donc une théologie du langage qui précède l’interprétation normative des Textes Autrement dit : y a-t-il une isomorphie entre ces deux notions : l’Ordre ontologique divin et son expression en langue humaine. Par conséquent, faudrait-il faire une distinction entre l’intention du Texte et celle de Son Auteur ? Et quelle incidence pourrait avoir tout cela sur notre herméneutique de la Loi ?
Il existe aussi d’autres approches en lien avec les questions précédentes, comme celle de « la théologie de l’acculturation » qui passe par l’étude de « la théologie de la Communication de Dieu » pour savoir comment la Parole divine a pénétré notre monde et intégré la culture et les traditions du peuple Arabe du « moment coranique » dans la transmission du Message, en l’occurrence la formulation d’un ensemble de lois en rapport avec la culture de cette époque. Autrement dit comment faire la distinction entre la prise en considération par la Révélation d’un modèle anthropologique Arabe d’alors et sa canonisation, avec le risque d’une erreur théologico-canonique que pourrait induire leur confusion.
Je ne pourrais aborder ici tous ces aspects théologiques pourtant importants. Malheureusement ils sont méprisés ou ignorés par ceux qui aujourd’hui parlent plus de la Loi en ignorant son Auteur Lui-même. Je me contenterai ici d’évoquer leur existence. Et c’est déjà beaucoup pour des musulmans qui sont gênés, à tort, par la théologie.
Elle ne signifie pas autre chose que la forme dynamique que pourrait prendre l’ensemble des pratiques exotériques de l’islam. C’est donc la somme des lois (ahkâm-s) invariables et des fatwas variables (cultuelles, juridiques et morales) avec leur classification selon les sept degrés canoniques : l’obligation, la recommandation, la permission, l’indésirable, la prohibition, et pour les contrats (commerce, mariage..) : la validité (sahîh) et la nullité (el-bâtil). La sharia reste la dimension horizontale et visible de l’islam, la seule qui se pose en terme problématique non seulement dans les pays où les musulmans sont minoritaires, en Europe et notamment en France, mais aussi dans le monde musulman entier, devenu minoritaire dans la cité planétaire.
Le terme sharia peut avoir également d’autres significations que nous aborderons dans le corps du texte. Il faut souligner ici que la sharia n’est pas coupée de la théologie, contrairement à ce qui est répondu. Elle n’est qu’une branche du dogme de l’Unicité, lequel domaine est justement traité par la théologie des Noms et des Attributs divin (d’essence et d’actes). La connaissance du Législateur précède à ce titre celle de Sa Loi. Car cette dernière n’en est qu’une de Ses traces. Cette connaissance a priori de la dogmatique ou de la théologie a une incidence sur notre perception globale de la sharia.
Donnons ici un simple exemple qui va nous intéresser par la suite, celui de la fatwa. Dieu est Législateur certes, mais l’Homme doit également suivre son exemple. À l’instar de Dieu qui vient répondre aux hommes en leur donnant des fatwas à travers le Coran [5] le Prophète donne aussi des fatwas. Le mufti en imitant un Attribut d’acte de Dieu (sifatu fi‘le) et en suivant le modèle prophétique doit répondre aux questions que les croyants de son époque et de son contexte posent concernant leur religion. Le mufti dans la communauté fait fonction de vicaire du Prophète [6]. Il est même vicaire de Dieu, à cet égard. Cependant la fatwa de Dieu et de son Prophète sont infaillibles alors que celle du mufti canoniste est sujette à l’erreur.
Celle de Dieu et de son Prophète oblige le croyant, celle du mufti n’est qu’un avis. Néanmoins le mufti signe au nom de Dieu et de Son Prophète [7]. Par conséquent, même si son avis n’oblige personne, le fait de se prononcer sur une question religieuse reste un acte d’une lourde responsabilité.
Aussi, ne peut-on pas s’élancer dans l’élaboration des lois et des fatwas sans connaissance des questions théologiques fondamentales, comme par exemple, la différence entre la Parole ontologique de Dieu (al-kaâm an-nafsî), ou ce que Juwaynî appelle l’Ordre ou le Commandement divin ( al-’amr) et son expression (al-‘ibâra) en langue arabe, pour ne reprendre que cette catégorie théologique ach‘arite. Il y a donc une théologie du langage qui précède l’interprétation normative des Textes Autrement dit : y a-t-il une isomorphie entre ces deux notions : l’Ordre ontologique divin et son expression en langue humaine. Par conséquent, faudrait-il faire une distinction entre l’intention du Texte et celle de Son Auteur ? Et quelle incidence pourrait avoir tout cela sur notre herméneutique de la Loi ?
Il existe aussi d’autres approches en lien avec les questions précédentes, comme celle de « la théologie de l’acculturation » qui passe par l’étude de « la théologie de la Communication de Dieu » pour savoir comment la Parole divine a pénétré notre monde et intégré la culture et les traditions du peuple Arabe du « moment coranique » dans la transmission du Message, en l’occurrence la formulation d’un ensemble de lois en rapport avec la culture de cette époque. Autrement dit comment faire la distinction entre la prise en considération par la Révélation d’un modèle anthropologique Arabe d’alors et sa canonisation, avec le risque d’une erreur théologico-canonique que pourrait induire leur confusion.
Je ne pourrais aborder ici tous ces aspects théologiques pourtant importants. Malheureusement ils sont méprisés ou ignorés par ceux qui aujourd’hui parlent plus de la Loi en ignorant son Auteur Lui-même. Je me contenterai ici d’évoquer leur existence. Et c’est déjà beaucoup pour des musulmans qui sont gênés, à tort, par la théologie.
3- La mystique
C’est la dimension intérieure de la pratique musulmane (al-bâtin). On l’appelle al-haqîqa qui, étymologiquement, signifie la Vérité. Dans le langage des soufis, elle est la voie spirituelle et morale qui mène à la vérité de Dieu par la perception gnostique intérieure (al-ma‘rifa) qui transforme les éléments de la doctrine de l’Unicité des Noms et Attributs divins (tawhîdu al-‘asma’ wa es-sifât) en vécu intérieur, en évidence existentielle. On peut appeler « théologie mystique » la science qui s’en occupe.
Sa première démarche consiste à élaborer des méthodes spirituelles et des techniques comportementales qui aident le novice (el-murîd) [8] à se conformer aux normes cultuelles et morales de la sharia. C’est ce qu’on appelle at-takhalluq. C’est un préalable au deuxième degré initiatique qui vise à atteindre intérieurement l’union mystique, toujours à travers la sharia (les adorations cultuelles et les exigences morales) pour parvenir à la certitude (al-yaqîn) ou à l’accomplissement (al-ihçân), pour employer le terme d’un hadith [9].
Le but ultime de cette expérience intime de l’Incommensurable est de parvenir à la réalisation intérieure des Noms et Attributs divins selon une démarche pratique orientée par la sharia, définie par la doctrine (al-‘aqîda), par le dogme de l’Unicité (at-tawhîd) notamment. Contrairement à la théologie spéculative on raisonne ici en terme de connaissance sensible, par la saveur, grâce à une approche « gustative » (al-ma’rifa edh-dhawqiyya), contemplative, sans dialectique ni discours. L’expérience mystique est donc un complément de la raison ; plus encore, la raison à cet égard n’est qu’un moyen de fortune, nécessaire mais pas suffisant, pour un long chemin dont sont dispensés les élus (al-awliyâ’), qui peuvent accéder aux raccourcis royaux de la sainteté. Néanmoins la connaissance mystique est inexorablement individuelle, subjective. Elle ne concerne ni ne convainc que ceux qui en sont sujets, et se vit en société. En effet on a tendance à désigner le gnostique (al-‘arif) par « l’homme présent absent », c’est-à-dire l’homme qui, tout en vivant au cœur de la cité, conserve continuellement ses pensées attachées à Dieu, c’est donc un existant distant (al-‘ârifu kâ’inun ba’in). Le souci constant du mystique est d’éviter de transformer les multiples expériences de la vie spirituelle en habitude, en mécanismes réflexes ou en a priori. Si nous acceptons d’avoir une pratique cyclique (les cinq prières par exemple), ce n’est pas par automatisme, ni par routine, ni uniquement par obéissance dogmatique inconsciente, mais parce qu’on a conscience que c’est le geste le plus approprié, tenant compte des circonstances. Ainsi même s’il existe des normes et des règles de la sharia, le domaine de la créativité et du renouvellement doit rester ouvert. Cette pratique reste comme les autres domaines de l’islam exposée à un certain mimétisme (taqlîd). Comme le canonisme elle demande une redéfinition d’un ensemble de comportements soufis adaptés à notre époque et à notre condition. De la même manière que nous essayons de définir la sharia et la théologie au-delà de la scolastique canonique et théologique (al-madh-habiyya), nous pensons que le soufisme existe aussi au-delà du confrérisme (at-turuqiyya). À cet égard, avoir un maître (cheîkh) ne signifie pas forcément être dans une tarîqa. Rappelons que contrairement à ce que pense grand nombre de musulmans, la connaissance du soufisme appartient aux sciences musulmanes légales (shar’iyya) et dont les bases ont vu le jour à l’époque des Compagnons du Prophète et de leurs disciples [10].
C’est la dimension intérieure de la pratique musulmane (al-bâtin). On l’appelle al-haqîqa qui, étymologiquement, signifie la Vérité. Dans le langage des soufis, elle est la voie spirituelle et morale qui mène à la vérité de Dieu par la perception gnostique intérieure (al-ma‘rifa) qui transforme les éléments de la doctrine de l’Unicité des Noms et Attributs divins (tawhîdu al-‘asma’ wa es-sifât) en vécu intérieur, en évidence existentielle. On peut appeler « théologie mystique » la science qui s’en occupe.
Sa première démarche consiste à élaborer des méthodes spirituelles et des techniques comportementales qui aident le novice (el-murîd) [8] à se conformer aux normes cultuelles et morales de la sharia. C’est ce qu’on appelle at-takhalluq. C’est un préalable au deuxième degré initiatique qui vise à atteindre intérieurement l’union mystique, toujours à travers la sharia (les adorations cultuelles et les exigences morales) pour parvenir à la certitude (al-yaqîn) ou à l’accomplissement (al-ihçân), pour employer le terme d’un hadith [9].
Le but ultime de cette expérience intime de l’Incommensurable est de parvenir à la réalisation intérieure des Noms et Attributs divins selon une démarche pratique orientée par la sharia, définie par la doctrine (al-‘aqîda), par le dogme de l’Unicité (at-tawhîd) notamment. Contrairement à la théologie spéculative on raisonne ici en terme de connaissance sensible, par la saveur, grâce à une approche « gustative » (al-ma’rifa edh-dhawqiyya), contemplative, sans dialectique ni discours. L’expérience mystique est donc un complément de la raison ; plus encore, la raison à cet égard n’est qu’un moyen de fortune, nécessaire mais pas suffisant, pour un long chemin dont sont dispensés les élus (al-awliyâ’), qui peuvent accéder aux raccourcis royaux de la sainteté. Néanmoins la connaissance mystique est inexorablement individuelle, subjective. Elle ne concerne ni ne convainc que ceux qui en sont sujets, et se vit en société. En effet on a tendance à désigner le gnostique (al-‘arif) par « l’homme présent absent », c’est-à-dire l’homme qui, tout en vivant au cœur de la cité, conserve continuellement ses pensées attachées à Dieu, c’est donc un existant distant (al-‘ârifu kâ’inun ba’in). Le souci constant du mystique est d’éviter de transformer les multiples expériences de la vie spirituelle en habitude, en mécanismes réflexes ou en a priori. Si nous acceptons d’avoir une pratique cyclique (les cinq prières par exemple), ce n’est pas par automatisme, ni par routine, ni uniquement par obéissance dogmatique inconsciente, mais parce qu’on a conscience que c’est le geste le plus approprié, tenant compte des circonstances. Ainsi même s’il existe des normes et des règles de la sharia, le domaine de la créativité et du renouvellement doit rester ouvert. Cette pratique reste comme les autres domaines de l’islam exposée à un certain mimétisme (taqlîd). Comme le canonisme elle demande une redéfinition d’un ensemble de comportements soufis adaptés à notre époque et à notre condition. De la même manière que nous essayons de définir la sharia et la théologie au-delà de la scolastique canonique et théologique (al-madh-habiyya), nous pensons que le soufisme existe aussi au-delà du confrérisme (at-turuqiyya). À cet égard, avoir un maître (cheîkh) ne signifie pas forcément être dans une tarîqa. Rappelons que contrairement à ce que pense grand nombre de musulmans, la connaissance du soufisme appartient aux sciences musulmanes légales (shar’iyya) et dont les bases ont vu le jour à l’époque des Compagnons du Prophète et de leurs disciples [10].
Il faut noter qu’il y a un rapport entre la sharia et la mystique. Un de ces aspect ce que les principologistes appellent « la preuve –canonique- par inspiration » (dalâlatu al-ilhâme) [11] comme prolongement de la Révélation et de la prophétie. Ici la connaissance est foi. Et la foi est amour, une passion juste, un désir moteur de la connaissance qui, même si on s’efforce de l’obtenir, ne saurait être totalement acquise par les seules forces naturelles de notre esprit, notre raison. Elle appelle une aide divine, une grâce surnaturelle, supra-naturelle, supra-rationnelle. D’où la place centrale donnée à la prière (salât), l’invocation (du‘â), la méditation et d’autres pratiques spirituelles comme entrée en relation intérieure, sensible, mais aussi pratique et effective avec Dieu. Car la Révélation et ses enseignements sont pour qu’ils soient d’abord entendue et obéie. Cette démarche que l’on peut qualifier de gnoséologie, même si le terme effraie d’aucuns, n’a rien avoir avec un quelconque occultisme obscur et délirant. Elle repose sur un rapport à la Révélation comme Parole enseignante de Dieu, par une profonde écoute et dont découle une pratique exigeante exotérique (celle du corps) et ésotérique (celle du cœur et de l’âme), dans la confiance et l’intelligence. C’est-à-dire une confiance qui n’exclue pas les interrogations sans lesquelles la foi elle-même ne peut évoluer. Certes, la raison humaine est nécessaire, mais parce que insuffisante, la Révélation vient proposer à l’Homme d’autres sources et d’autres modes de connaissance expérientielle et fruitive de Dieu issu d’un désir qui anime tout son labeur, qui ne divorce pas avec le rationnel, et qui exige la sainteté de la vie, la rectitude…
En effet, la pratique authentique des commandements produit une intelligence du cœur qui pourrait être source de connaissance en général [12] et de la connaissance canonique en particulier. Elle peut provoquer une Grâce secourable, une connaissance inattendue. Ce que les épistémologues appellent la sérendipité.
En effet, la pratique authentique des commandements produit une intelligence du cœur qui pourrait être source de connaissance en général [12] et de la connaissance canonique en particulier. Elle peut provoquer une Grâce secourable, une connaissance inattendue. Ce que les épistémologues appellent la sérendipité.
_____________ [5] Coran ( 4, 127 et 176)
[1] Ali ibn abou EL-EZZE Charh el-‘aqîda et-tahhawiyya, t.1, p.6. Mou’assassatou er-risâla, première édition de 1987 en deux volumes, commenté et authentifié par Abdoullah et-Turky et Chou’aïb El-Arna’ûte.
[3] NAWAWI, El-majmou’, t.1, Beyrouth, Edition Dar el-fikr, non datée, p.25 ; édition en 20 volumes. [2] Ce sont les trois niveaux cités par le hadith dit de Gabriel : el-‘ïmân, el-islâm, el-‘ihçen. ( Voir Muslim via Omar d’après Muslim bi charhi en-nawawi- de l’Imam NAWAWI, t. 1, partie 1, K.1, B.1, n°1 (8), Beyrouth, Edition Dâr el-koutoub el-‘ilmyya, non daté, p. 157-160 ; c’est une édition en 9 volumes avec index.
[4] Il faut savoir qu’en dogmatique (théologie) musulmane, l’hétérodoxie n’est pas systématiquement synonyme d’excommunication.
[6] Châtiby in "el mouwafaqâte" : Tome 4 ; p.244[1]
[7]Ibn-Qayyem Al-Juzia a écrit un ouvrage qui traite des règles de la fatwa en quatre volumes, dont le titre est évocateur à cet égard : « Avertir ceux qui signent au nom du Seigneur des mondes ».
[11]ZARKACHÎ Mohammed, al-bahr al-muhît, authentifié par Omar Al-Achqar, édition non datée t.6, p.103-106. [7]Ibn-Qayyem Al-Juzia a écrit un ouvrage qui traite des règles de la fatwa en quatre volumes, dont le titre est évocateur à cet égard : « Avertir ceux qui signent au nom du Seigneur des mondes ».
[8] Ce terme dans la terminologie soufie signifie celui qui manifeste la volonté d’entamer la voie mystique. Il tire sa légitimité des versets du Coran, 6, 52 et 18, 28.
[9]Omar rapporte : « Alors que nous étions avec l’Envoyé de Dieu qu’un homme nous est apparu (…) puis a demandé au Prophète : « informe moi au sujet de la perfection (el-ihçân) ? » (…) c’est répondit le Prophète, le fait que tu adores Allah comme si tu Le vois, et si tu ne Le vois pas, saches que Lui Il te voit… ». L’homme dont il s’agit est Gabriel venu sous forme humaine pour enseigner les Compagnons sur leur religion en posant des questions au Prophète tout en confirmant ses réponses. (Voir Mouslim via Omar d’après Mouslim bi charhi en-nawawy de l’Imam NAWAWY, t.1, partie 1, K.1, B.1, n°1 (8), Beyrouth, Edition Dâr el-koutoub el-‘ilmiyya, non datée, p.157-160 ; c’est une édition en neuf volumes avec un index.
[10] IBN-KHALÜN, Kitâbu el-‘ibar wa dîwânu el-moubtada’i wa el-khabar, t.1, p.516.
[12] Coran (8, 29) et (41, 53).