Le présent texte est tiré du dernier numéro de Revue Conscience Soufie , n°3, mars 2020, p. 37-44. Pour les notes de bas de page, lire la version PDF de le revue .
«Dieu me proposa l’or, l’argent et le rubis ; je Lui dis : « Seigneur, Ta Face est bien meilleure». ‘Â’isha al-Mannûbiyya [1]
Introduction
Un monument à la gloire de « Dame ‘Â’isha » : les Manâqib al-Sayyida
Une sainte en son milieu
Au récit de son hagiographe, ‘Âisha passe, très tôt, pour folle et s’attire les foudres et railleries de son entourage à la Manouba ; à l’âge de douze ans, elle reçoit la vision d’alKhadir (en qui l’on reconnaît généralement la figure coranique de la sourate 18 : 65-82, l’initiateur des saints et des prophètes), qui l’aborde sous les traits d’un jeune homme et lui annonce son intention de l’épouser : « Tu es inscrite sur mes registres depuis 3000 ans », lui dit-il. La fillette prend peur. Craignant pour sa fille et afin de couper court aux ragots, son père décide de la marier, selon la coutume de l’époque, à son cousin germain ; ‘Â’isha refuse. On ignore à quelle date et dans quelles circonstances elle quitte sa bourgade natale de la Manouba pour s’installer à Tunis, dans une sorte de caravansérail, à l’une des portes de la ville, Bâb al-Fallâq, dans le faubourg sud. C’est de ce côté-ci de la ville qu’Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258), avait également élu domicile lors de son séjour tunisois, de même que nombre de ses compagnons dont certains sont cités dans l’hagiographie de la sainte, ainsi que des soufis de la voie d’Abû Madyan. L’hagiographie de ‘Âisha évoque ses retraites pieuses au Jabal Zaghouan (au Sud de Tunis sur la route la reliant à Kairouan) en compagnie notamment de son plus proche disciple ‘Uthmân al-Haddâd, ses errances parmi les tombes, ou encore sa fréquentation de la mosquée du Saule (masjid al-Safsâfa), l’un des hauts-lieux du soufisme tunisois de l’époque. ‘Â’isha nous est montrée vivant au milieu de ses contemporains et à l’écoute de leurs doléances. Elle ne semble pas avoir exercé d’activité économique dont on ne trouve guère de trace dans l’hagiographie et aurait vécu des dons de ses contemporains, dons qu’elle redistribuait en aumônes aux plus pauvres. Son ravissement en Dieu (jadhb) lui avait attiré de nombreux reproches de la part de juristes de la capitale ; parmi ces griefs, le célibat – statut peu recommandable même s’il n’était pas exceptionnel – et la fréquentation des hommes, n’étaient pas des moindres ; on tenta même de lui appliquer le châtiment de lapidation. Doit-on conclure à une insertion difficile voire longue que l’hagiographie laisse, malgré tout, deviner ? Quoi qu’il en soit, la reconnaissance de la sainte par le milieu dévot et savant de la ville, dont de nombreux représentants sont des rapporteurs d’anecdotes sur elle, ainsi que par le politique, finit par arriver et paraît avoir devancé celle des habitants de sa bourgade natale. Elle mourut septuagénaire en 1267 et fut enterrée à Tunis, dans le cimetière, disparu aujourd’hui, du Sharaf (ou encore d’al-Gurjânî), dans le faubourg de Bâb al-Manâra.
Legs marial et héritage prophétique
« Je suis la déléguée de Dieu sur Sa terre et dans Ses cieux
Moi je n’ai pas reçu la voie par héritage,
mais comme un don de mon Seigneur ;
mon Seigneur m’a vue, m’a visitée et m’a prodigué
Ses dons.
J’ai hérité de Marie – paix sur elle – trois traits : le premier, la parole divine : « Car Dieu gratifie qui Il veut sans compter » [14] ; le deuxième, cet autre verset : « Ô Marie, d’où cela te vient-il ? Cela vient de Dieu, dit-elle » [15] et le troisième ce propos de Dieu – exalté soit-Il – : « Lors les anges dirent : « Marie, Dieu t’a élue et t’a purifiée : Il t’a élue sur les femmes des univers » [16].
Moi aussi, j’ai reçu trois qualités : Dieu m’a gratifiée, m’a parlé, m’a soutenue, m’a élue et m’a purifiée [17].
Si la sainte nie avoir reçu la Voie par héritage spirituel, dans le sens ici d’initiation, – d’ailleurs on ne lui connaît pas de maître dans la voie –, ses Manâqib la dotent, néanmoins, d’une généalogie spirituelle où figurent, côte à côte, les deux grands maîtres spirituels d’Iraq, Junayd (m. 910) et ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1165), ainsi qu’Ibn al-Fârid, le célèbre poète soufi égyptien surnommé « le sultan des amoureux » (m. 1234-5) et al-Shâdhilî (m. 1258) ; autant de saints que ‘A’isha a « vus », chacun l’investissant, au cours de ces visions, de sa voie et lui en transmettant la direction. L’économie du récit, renvoyant à un motif courant dans l’hagiographie, ne permet pas d’en déduire une initiation à proprement parler de la sainte par Shâdhilî, si souvent invoquée, et dont aucune trace n’a été conservée dans les hagiographies du maître. Par contre, il n’est pas impossible que la sainte ait frayé avec des compagnons du cheikh, restés à Tunis après le départ définitif de celui-ci, vers 1244, pour l’Orient.
Le « patrimoine de sainteté » de ‘Â’isha ne s’arrête pas là ; en effet, son hagiographe en fait aussi une héritière des prophètes : pour chaque prophète cité (Nûh – Noé–, Adam, Shît – Seth–, Ibrâhîm, Dâwûd, Sulaymân, Mûsâ, ‘Isâ – Jésus et Shu‘ayb), elle revendique « la totalité de son héritage », à l’image du prophète Muhammad qui contient la totalité des types prophétiques et intègre en sa personne « les vertus spécifiques de chacun d’eux » (Chodkiewicz). La notion d’héritage prophétique n’est pas nouvelle à l’époque, on la retrouve dans un hadîth célèbre : « Les savants sont les héritiers des prophètes (al-‘ulamâ’ warathat al-anbiyâ’) » ; cependant, elle devient un trait marquant de l’hagiologie islamique au xiiie siècle. Selon l’herméneutique soufie, les saints, qui sont « les savants par Dieu », se considèrent les véritables héritiers de la prophétie ; pour Shâdhilî « Tout prophète et tout envoyé a dans cette communauté un héritier » ; lui-même déclare avoir puisé « de dix océans, cinq adamiques et cinq spirituels » ; les premiers étant le Prophète et ses Compagnons, Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî.
Quant à son héritage à proprement parler muhammadien, ‘Â’isha déclare, toujours sur le mode de la jactance, l’avoir reçu du Prophète lui-même, le Maître par excellence [18] :
J’ai vu l’Envoyé de Dieu – que Dieu répande sur lui la prière et la paix – vingt-cinq fois au début, vingt-cinq fois à la fin, vingt-cinq fois dans l’état de perfection et vingt-cinq fois dans l’état de parfaite béatitude ; il s’est entretenu avec moi, il m’a parlé et m’a abreuvée de sa main ; il m’a serré la main.
Je suis le Pôle des pôles [19].
« Dieu m’a aimée ; Il m’a choisie ; Il m’a élue.
Il m’a parée, abreuvée et soutenue.
Dieu a fait de moi la parure des saints, le Pôle des pôles.
Je suis la cavalière des frères [en Dieu] ; Je suis la barque des voyageurs, Dieu – exalté soit-Il – m’a donné l’arche du salut
« […]J’ai reçu un pacte de Dieu qu’aucun des gens de mon siècle n’entrera en Enfer, à Dieu ne plaise ;
pour celui d’entre eux qui aura mérité le Feu, je dirai à Dieu :
« prends-moi à sa place ; n’en déplaise à Dieu qu’Il me déçoive ;
Je suis le Pôle du temps.
[…] Dix mille saints m’ont accordé le magistère spirituel et m’ont reconnue comme étant leur pôle, me déclarant : « tu es notre pôle, nous t’agréons et te confions la direction, nous t’adressons notre serment d’allégeance. […]
Je suis la vicaire de Dieu sur terre [24]
Si l’on devait suivre la typologie des « ravis » établie par al-Yâfi‘î (m. 1367) [25], ‘Â’isha ferait partie de ceux qui « sont vaincus par l’ivresse, dans l’amour de la Beauté divine ainsi contemplée, et qui errent, rendus fous par l’amour, absents au monde (ghâba ‘an al-wujûd) » [26]. Ne confie-t-elle pas à son disciple le jour de sa mort : « Voilà soixante-dix ans que mon cœur est absent en Dieu » [27] ? Leur raison est voilée aux hommes par leur amour de Dieu. D’où la grande liberté qui caractérise leur relation à la fois à Dieu et aux hommes. Ils sont souvent désignés comme les muhaddathûn, les gens de la confidence avec Dieu, directement instruits par Lui ; ce sont des saints à la parole inspirée, prophétisant et invectivant, dévoilant le peu de foi de leurs contemporains ou la déficience de leur adoration ; de nombreuses anecdotes dont l’hagiographie de ‘Â’isha est émaillée, illustrent cette idée. On a souvent évoqué leur nudité, parfois simplement de la tête, et cet état d’enfance qui les signalent à leurs contemporains ; notre sainte dont l’hagiographe évoque « la beauté, l’éclat et la grâce, d’une excellence telle que si quelqu’un la regardait, il risquait de succomber » allaitelle parfois dans les rues sans voile ? En tout cas, cette exaltation de la transfiguration de la sainte, rayonnant de beauté divine, est un thème cher à l’hagiographie ; on sait que pour Ibn ‘Arabî « la femme révèle le secret du Dieu miséricordieux » [28]. Dans l’hagiologie islamique, les « ravis » en Dieu sont protégés par le voile de la folie (junûn) qui n’est que leur apparence extérieure. L’hagiographe n’écrit-il pas zâhiruhâ junûn wa bâtinuhâ […] funûn (« son apparence extérieure est folie, mais raffinement des états spirituels est sa réalité intérieure ») ? Dieu Se les réserve jalousement comme on se réserve un serviteur, aussi sont-ils, à l’image de ‘Â’isha, « ignorés parmi les créatures ».
Ivre je suis
Toute ma vie et dans ma mort.
Eperdue d’amour
Me trouveront les deux Anges
Dans la tombe
A la rencontre de mon Seigneur
Ivre je serai.
[…] A l’océan de l’amour je me suis abreuvée
Par la porte de la Proximité, je suis entrée J’ai vu le Royaume
En présence de l’Aimé anéantis étaient les amoureux
Puis l’Aimé m’apparut
A l’instant, comblée, je fus [29]